être et agir

Bram Van Velde, Sans titre, 1936/1941. Gouache sur carton, 125,8 x 75,8 cm  Nous nous mourons. Sans fin. Notre fin n’en finit pas de finir. C’est que précisément nous avons perdu le sens de la fin. Nous nous mourons de ne plus savoir la fin de l’être. Où et quand il s’arrête, certes. Sa finité, sa finitude. D’où l’infinité à laquelle nous sommes en proie. Stupidité, hébétude. Prégnance du « toujours plus » et du « toujours moins » dont la somme algébrique précipite notre monde dans le sens du néant, dans le néant de sens. Mais à terme vient à lui-même ce qui arrive. Cela nous ne le savons plus non plus, parce que nous ne savons plus où ni quand ni comment l’être s’achève. Achever n’est pas seulement finir, ni même conduire à bonne fin. C’est essentiellement mener à soi-même. Mais l’être ne s’achève pas quand il est à bout, au bout, frappé à mort, anéanti par le destin. L’achèvement dont nous manquons n’a pas ce sens passif. L’être s’achève quand il vient à lui-même de lui-même. Cet achèvement n’est pas non plus celui que nous devrions produire et manquerions. Nous savons en général exactement terminer nos travaux. Avec une précision d’ingénieur consciencieux. Nous avons des projets et nous les menons à terme. Nous n’avons même que des projets, nous ne laissons rien au hasard, pas même nos funérailles dont nous prévoyons méticuleusement l’organisation. Pour être quitte de tout souci à l’égard de la mort comme de ceux que nous quitterons dans un hypothétique départ. L’achèvement de l’être n’a pas le sens de l’avoir. Il n’est pas la réalisation d’un dessein que nous aurions en tête (a-chief-ement) en tant que sujets. L’être n’est pas l’avoir du sujet. L’achèvement de l’être n’est pas le capital (ou s’entend le mot « tête », caput ou chef). Nous ne le savons que trop. Dans le capital le sujet se fait avoir. Dans les deux sens du terme. Il n’est que pour l’avoir, en quoi il est eu. Il devient l’objet du capital qui va de soi, sans plus une question, pensée unique du général en chef qui marche sur toutes les capitales par toutes les voies de la production et de la consommation. Et ceci revient à cela : l’activité à la passivité. D’où nous espérons que cela finisse et nous languissons dans notre agitation. Mais cela ne finit pas.

Avec l’achèvement de l’être nous n’avons affaire ni à ce que nous aurions à pro-duire ni à une production automate. L’être s’achève comme je m’absente. Quand je suis absent, je suis loin de l’étant que j’étais, ou que l’on attendait ou que l’on croyait trouver. Mais je suis ailleurs. En ce sens, dit Bergson, Il n’y a d’absence que pour un être capable de souvenir et d’attente. Platon avait déjà dit que le non-être n’est que dans la représentation, qui prend ceci pour cela, et dès lors pose deux fois le présent, bien que confusément. Mais l’essentiel n’est pas là. Comme toujours il est ici invisible à l'œil, du corps, de l’âme, de trop. Pour Platon comme pour Bergson la confusion du non-être obscurcit la clarté de l’être pris pour l’étant là-devant, avec cette différence que chez Bergson l’être là-devant est en évolution créatrice. Mais lorsque je m’absente quelque chose arrive que je ne produis pas. Je ne m’éloigne pas comme le train m’emporte loin de la gare ou comme je repousse ce cendrier puant où se consume un mégot mal éteint. Tout en m’éloignant je demeure au plus près de moi, si j’ose dire, si près même qu’aucune distance ne me sépare et que le dire n’a pas même de sens. Pas plus que n’en a l’idée que s’évanouir serait une action transitive, qu’on l’imagine directe ou indirecte. De même, s’achever n’est pas un processus subjectif ni objectif. S’achever est un verbe essentiellement pronominal, dit la grammaire. En lui le pronom n’a pas de fonction analysable. Quand je m’évanouis, je ne perds pas connaissance à proprement parler. Je ne deviens pas subitement ignorant du monde. C’est ma présence au monde elle-même qui s’abolit. Comme s’éteint la flamme de la bougie. C’est pourquoi il est préférable de dire que je perds conscience, la conscience n’étant rien d’un savoir objectif. Et lorsque soi-disant « je reviens à moi », en vérité c’est « je » qui revient à lui-même, qui n’est rien qui se puisse indiquer par un déictique et moins encore désigner comme un objet. Aussi est-il non moins malheureux de dire que dans le régime grammatical de l’accord des verbes essentiellement pronominaux, celui-ci se fait toujours avec le sujet. Car c’est aussi bien le sujet qui s’accorde avec son verbe. Ils vont de pair. L’un vient avec l’autre. Ce venir ensemble n’est rien d’autre que l’action, une activité non transitive, qui ne passe ni du sujet vers l’objet, ni de l’objet (ou du complément d’agent !) vers le sujet. L’achèvement de l’être ne saurait donc être que cet agir de l’être venant à lui-même.
 
Batisse

Image : Bram Van Velde, Sans titre, 1936/1941. Gouache sur carton, 125,8 x 75,8 cm.