Gramsci et l'énigme de la production (Gérard Granel)

Photo de Gérard Granel dans les années 1970

À lire (ou télécharger) un cours de Gérard Granel sur Gramsci :
     
qui porte principalement sur le Cahier 11 des Cahiers de prison,
sur la critique de Boukharine et sur le débat entre Bordiga et Gramsci.
 
 
Extrait :
 
« ... quoi qu’il en soit de la volonté de poser les questions ultimes, de cette ferme confiance dans la pratique de l’analyse du langage et des institutions ou des simples pratiques humaines les plus banales comme les plus élevées épistémologiquement, quoi qu’il en soit donc de tout ce travail philosophique, réclamé et en un sens déjà accompli par Gramsci, on bute toujours sur la même difficulté, celle de comprendre le concept de production. Vous me direz : “Le concept de production, il va de soi, il est compris depuis bien longtemps, il a d’abord été compris par les économistes classiques, puis cette compréhension elle-même a reçu sa critique précisément dans le travail de Marx, et par conséquent la production c’est quelque chose de bien connu, sur quoi il n’y a pas justement à enrôler le pathos philosophique dont vous parliez, peut-être pathétiquement à votre tour, il y a un moment.” Eh bien non, la production n’est pas quelque chose de connu, d’une part, parce que l’oeuvre de Marx est ce que j’ai dit, une oeuvre qui est en effet séparée entre le moment de la formalité philosophique la plus générale, qui culmine en 1844, et le moment de la “simple” critique de l’économie politique dans le deuxième moment, le plus important — encore que ce qui est vraiment important soit donc l’énigme du lien entre le premier et le deuxième moments. Or, ce qui justement n’apparaît pas expressément ici, ce qui manque si vous voulez, ce qu’il nous faut dans Marx et ce qui nous faut en lui, ce qui nous manque, c’est précisément l’explicitation de ce fameux chiasme du troisième Manuscrit de 1844 entre la production au sens banal et courant, c’est à dire la production industrielle, et puis la production, en un sens si fondamental et relevé qu’il faut tout simplement l’appeler ontologique, comme production d’un monde. Or, Marx dit expressément qu’on peut aussi bien considérer la production au second sens, donc au sens simplement industriel, comme une partie du premier mouvement qu’est la production d’un monde, que l’on peut faire l’inverse, c’est à dire considérer la production d’un monde comme faisant partie de la production industrielle. Enigme complète, parmi d’autres, mais qui parmi les autres est cependant l’énigme centrale. Alors nous avons besoin d’un concept de la production qui soit quelque peu transgressif, multi-opérant, et qui soit finalement le nom actuel de l’Etre.
 
Que bien entendu nous ayons, nous, dans cette direction des éléments — j’ai nommé tout à l’heure Deleuze par exemple — que ne possédait pas la génération de Gramsci, c’est une chance! Il est certain que l’on ne se débarrassera plus de cet étrange rapport de termes que constitue par elle-même l’expression “production désirante”, par exemple, et que de l’usine le thème de la production est passé partout. Il est passé dans la famille et dans le couple, au reste pour leur éclatement, il est passé dans la sexualité, et il est bientôt passé dans la théorie des maths. Il est donc bien certain que quelque chose comme la production anime aujourd’hui tout le travail théorique et lui assure effectivement sa capacité à succéder à la philosophie au même niveau qu’elle et non pas dans une dérive mécaniste ou scientiste d’un pseudo-marxisme. Bien. Mais bien que tout ceci soit réconfortant, il n’en reste pas moins aussi que personne, strictement personne, pas même Deleuze, ne se soucie de régler la question suivante : “Est-ce que ce que j’écris noie le marxisme comme l’un des affluents parmi d’autres dans le grand flux de l’écriture contemporaine en général — l’écriture du désir, du texte, de la machine, du sexe, du désir homosexuel, de l’inceste, de tout ce que vous voudrez, ou de la production théorique ou de la peinture, ou de la mathématique ? Est-ce que le discours de la production désirante noie le marxisme dans le champ de l’écriture contemporaine, ou bien est-ce que c’est simplement une sorte de stratégie par laquelle effectivement le matérialisme historique est en train de prendre idéologiquement le pouvoir, et par quoi se montre son ascension historique qui n’est elle-même que le contrecoup de l’ascension historique effective du prolétariat?” Telle est la question. Si bien que c’est finalement, et aussi scolastique que cela puisse paraître, une question d’orthodoxie qui se pose. La question est : “Est-ce que réinscrire Marx, dériver à partir de Marx, et le joindre par tous les bouts, le brancher lui aussi, comme s’il était une machine parmi d’autres, sur Freud par exemple, ou pourquoi pas sur Nietzsche ou pourquoi pas sur Heidegger, est-ce que ces différents branchements sont la disparition de Marx ou sont-ils au contraire sa force à venir?” Or la question ne sera pas réglée, me semble-t-il, tant qu’on ne sera pas capable de traiter ontologiquement du concept de production. Et c’est ici, je crois, que le rapport à Heidegger ou le passage ou le détour par Heidegger est autre chose qu’un branchement parmi d’autres, et qu’il est le seul chemin — si l’on met ensemble la question de l’essence de la technique, la question de la logique, la question de la métaphysique, avec celle de l’exténuation de la valeur d’usage dans la valeur d’échange, avec celle de la reproduction du capital comme substance automatique, avec celle du détournement radical et permanent et multiforme du travail en force de travail, du concret en abstrait — qui nous permette de répondre un jour, autrement que par une simple pratique théorique, mais aussi dans une explicitation formelle, aux questions dont Gramsci nous rappelle que nous ne pouvons pas nous dispenser si nous prétendons faire la théorie du matérialisme historique.
 
Or, et voilà l’unité de cette année, il est bien clair que, travaillant par ailleurs le détail de la reprise des commissions internes et de leur transformation en conseils d’usine sur l’image du soviet russe, et des débats, combats que cela entretient entre Turin et Naples, entre Gramsci et Bordiga, ce que nous avons trouvé derrière tous ces petits points d’histoire institutionnelle, et encore à travers la fameuse distinction du salarié et du producteur chez Gramsci, c’est précisément le concept de production, mais aussi, il faut l’avouer, à l’état d’énigme future. Et même avons-nous essayé de montrer quels étaient les risques, toujours pris avec la même fermeté par Gramsci, qui laissaient quand même à Bordiga souvent bien des raisons, quant à la transcendance du politique, par exemple, ou quant aux illusions qu’il ne faut pas se faire sur la vertu intrinsèque révolutionnaire des conseils d’usine sous la domination bourgeoise. Mais quoi qu’il en soit de ce débat, ce que nous avons trouvé derrière, et qui fait qu’il s’agit d’autre chose que d’un malentendu entre deux leaders d’une même organisation, mais de quelque chose qui est devant tous nos travaux et presque tous nos espoirs, encore une fois c’est l’énigme du concept de production. »
 
Gérard GRANEL, mai 1974
 
Image: Gérard Granel dans les années 1970
 

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22 février 2013 Par Nicolas DUTENT

" Le pessimisme de la connaissance n'empêche pas l'optimisme de la volonté"
Paolo Pasolini sur la tombe d'Antonio Gramsci, Rome, 1961.
Paolo Pasolini sur la tombe d'Antonio Gramsci, Rome, 1961.

Le plus prometteur des penseurs critiques contemporains est mort dans une prison fasciste en 1937. Il s’agit d’Antonio Gramsci, communiste italien, auteur de célèbres Cahiers de prison dans lesquels il élève le marxisme vers des sommets.

Pourquoi lire Gramsci aujourd’hui ?
Il arrive que les éléments saillants d’une conjoncture politique soient plus faciles à appréhender par l’entremise de penseurs disparus. Leurs analyses regagnent soudain en actualité, parfois après avoir subi une longue éclipse, car elles mettent en lumière certains déterminants essentiels de la nouvelle période. [...] Lire la suite

*Razmig Keucheyan est sociologue. Il est maître de conférences à l’université de Paris-Sorbonne.