L'enseignement de la philosophie soumis aux skills du C.E.R. (Pascal Severac)

Skills - Image modifiée de "The Smarter Wallet.com"

UNESCO

Réunion régionale de haut niveau sur l’enseignement de la philosophie

en Europe et en Amérique du Nord

14, 15 et 16 février 2011 à Milan (Italie)

 

Les compétences dans l’enseignement de la philosophie

Enjeux et problèmes

 

 Deux dates pour commencer :

 - 2005 : après 15 ans de préparation, les compétences deviennent un élément essentiel du système éducatif français, avec la « Loi d’orientation et de programme pour l’avenir de l’école », qui définit le « Socle commun de connaissances et de compétences », sur la base du rapport Thélot de 2004. On remarquera cependant que la « compétence » vient après la « connaissance », et que ne pas avoir simplement intitulé ce programme « Socle commun de compétences » est peut-être l’indice d’une forme de vigilance, voire de méfiance en France.

 - 2007 : la Direction générale de l’Éducation et de la Culture (organe de la Commission Européenne) publie un document intitulé Compétences clés pour l’éducation et la formation tout au long de la vie. Un cadre de référence européen. Ici, on ne parle pas de « connaissances et de compétences », mais de compétences seules, dans la continuité de la stratégie de Lisbonne.

 Qu’est-ce que la compétence ? Pourquoi son apparition, et son succès, dans les textes officiels, notamment ceux qui aspirent à uniformiser au plan européen les attentes en matière d’éducation.

 On peut prendre diverses définitions, qui toutes convergent. Choisissons d’abord celle qui est fournit par le document de travail provisoire élaboré par l’Unesco pour nourrir les discussions de la présente réunion : c’est « l’aptitude générale basée sur les connaissances, l’expérience, les valeurs, les dispositions qu’une personne a développées par sa pratique de l’éducation »[1]. Complétons cette définition par deux autres, l’une proposée par un tenant de l’apprentissage par compétences, Philippe Perrenoud, l’autre par une opposante, Angélique del Rey : la compétence, dit P. Perrenoud, est « une capacité d’agir efficacement dans un type défini de situations, capacité qui s’appuie sur des connaissances, mais ne s’y réduit pas »[2] ; c’est encore, selon A. del Rey, « le processus par lequel nous mobilisons efficacement un ensemble de ressources à la fois cognitives, affectives et motrices, en situation de vie »[3].

 L’apprentissage par compétences, aujourd’hui, est moteur dans l’enseignement en général, et dans l’enseignement de la philosophie en particulier. Ce succès, ou cet hégémonisme plutôt, s’accompagne en même temps de vives critiques.

 La principale porte sur l’intrication entre le discours sur les compétences et la logique de l’adaptation au monde social : la révolution copernicienne dans le savoir qui consiste non plus à faire tourner l’élève autour du savoir, mais à mettre l’élève au centre du système scolaire, conduit finalement – c’est là tout le paradoxe – à mettre cet éléve au service de nouvelles stratégies compétitives. Faire de l’élève un sujet souple, adaptable, voire malléable, voilà in fine où nous mène la logique des compétences : le projet de rendre l’élève libre revient à le rendre manipulable – en le conduisant à adhérer librement à ce à quoi on veut le contraindre. En effet, même si le discours de l’apprentissage par compétences n’est pas né de l’économie libérale elle-même (il se nourrit en pédagogie de l’expérimentalisme de Dewey, ou plutôt d’une forme tronquée de cet expérimentalisme), on ne peut s’étonner de son enrôlement par la planification de l’économie de l’éducation, et par les nouvelles pratiques managériales, qui voient dans le « capital humain » ou « capital cognitif » la plus grande source de compétitivité qui soit. Aussi la logique des compétences serait-elle au cœur d’un détournement, d’un renversement de l’esprit de l’école dite “active”, de cette école qui se préoccupe de l’activité de l’élève et de son émancipation, en son contraire.

 Voilà donc ce qui ferait le succès des compétences aujourd’hui en pédagogie : leur convenance avec la logique économique actuelle, qui voit comme une aubaine à la fois la constitution du sujet qu’elles promeuvent (l’élève compétent, performant même), et la pratique de l’éducation qu’elles impliquent : une praxis (ayant sa fin en elle-même) transformée en un processus productif (une poiesis au service de fins extérieures), à même d’être évalué positivement.

 Néanmoins, on peut se demander si l’investissement dans le discours des compétences de forces managériales visant à la gestion de l’humain, est un destin pour toutes les recherches et pratiques concernant les compétences scolaires. Ne peut-on penser, au cœur même du travail pédagogique, une résistance possible à la logique économique dont les forces innervent, ou empoisonnent comme on voudra, bien des activités aujourd’hui, scolaires ou autres ? Former un sujet compétent, est-ce nécessairement former un sujet compétitif ? La pédagogie Freinet elle-même a pu investir le champ des compétences, en y voyant la possibilité d’intensifier la créativité des élèves…

 Il y a sans aucun doute dans le discours des compétences une perspective morale, ou éthique : cette perspective manifeste en effet le désir, en pédagogie, de s’occuper précisément de ce que l’élève reçoit de son apprentissage, de ce qu’il comprend et peut faire de son savoir. Lutter donc la verticalité de la transmission du savoir, et promouvoir une horizontalité en laquelle l’élève trouve une place active, qui le fait participer à l’apprentissage, certains diraient même à la « construction » de son savoir, voilà quelle serait la finalité véritable de l’apprentissage par compétences. Avec un tel apprentissage, il s’agit effectivement de se placer du point de vue de l’élève, afin d’encourager celui-ci à s’impliquer authentiquement. Promouvoir le paradigme de la compétence, non pas au détriment de celui du savoir, mais en complément de lui, c’est retrouver, autant pour le maître que pour l’élève, la question du sens de l’enseignement. 

 C’est pourquoi on ne confondra pas, par exemple, l’apprentissage par compétences et la pédagogie par objectifs. Pédagogie des compétences et pédagogie par objectifs ont certes en commun de se placer du point de vue de l’apprentissage de l’élève, en se préoccupant des capacités qu’il peut mobiliser dans une situation donnée. Mais si pédagogie de projet et pédagogie par objectifs ont une inscription commune – le champ des pédagogies dites actives –, elles ne sauraient se confondre – et peut-être certains reproches qui sont faits à la pédagogie des compétences touchent-ils davantage en vérité la pédagogie par objectifs. Cette pédagogie par objectifs relève d’un paradigme behavioriste reposant sur le conditionnement : elle assimile la compétence à une performance, à quelque chose qui se voit matériellement, qui se mesure quantitativement ; elle se caractérise notamment par une obsession de l’évaluation, opérant par séquences et par sommation. La pédagogie par objectifs, constitutive donc d’un comportementalisme observable et mesurable, fractionnerait les capacités à développer et perdrait le sens global de l’activité de l’élève – dérives auxquelles échapperaient la pédagogie des compétences, plus souple, plus intégrative, soucieuse de ne pas découper abusivement les savoirs et les savoir-faire, convoquant toujours la mise ne œuvre d’une tâche complexe et non parcellisée, en somme soucieuse de donner un sens aux activités scolaires.

 Néanmoins, on ne peut passer sous silence que dans la pratique, dans l’application effective de la logique des compétences, on retrouve bien des problèmes qui sont propres à la pédagogie par objectifs, et que nous venons d’évoquer.

 En tout cas, tenter de comprendre pourquoi l’élève ne comprend pas, ne pas se réfugier dans un discours désincarné mais concevoir le savoir en situation, tel est le souci de l’apprentissage par compétences : s’y affirme un désir de transparence, d’authenticité et de mise en pratique vivante de l’activité philosophique.

 Néanmoins, n’est-ce pas justement cette morale de la transparence, et du contrôle des effets de l’acte éducatif sur l’enfant, qui rend possible l’investissement de l’idéologie managériale dans la logique des compétences ? N’y a-t-il pas compatibilité entre l’idéal de maîtrise pédagogique (savoir pourquoi l’enfant se trompe, repérer « ce qu’il a dans la tête ») et l’idéal de contrôle social (pouvoir orienter les pensées et les désirs du sujet) ?

 Et d’un point de vue proprement pédagogique, ne peut-on penser que le sujet en philosophie se construit aussi dans la confrontation, la lutte et la résistance ? La logique des compétences ne rêve-t-elle pas d’un sujet plein, bienheureux, accompli dans l’acquisition de ses dispositions, alors que ce qui manque au sujet compétent, ce serait le manque justement ? Il s’agirait donc de ne pas oublier le travail du négatif à l’œuvre dans toute pratique éducative, qui instaure pour le sujet une rupture, un décentrement et partant un arrachement par rapport à l’illusion d’une individualité autonome ou autosuffisante.

 Il faudrait ainsi faire toute sa place, dans l’acte éducatif, à l’événement, au « déclic », au passage à la qualité – à ce pas de côté de l’élève qui se fait en lui, malgré lui, et de façon non maîtrisable. Autrement dit, le processus de transformation de l’élève ne saurait être alors saisi dans une grille de compétences qui voudrait en mesurer (en maîtriser et en « métriser ») toutes les étapes : ce serait répondre à une demande d’observation et de mesure qui tendrait à ossifier l’esprit lorsqu’il est en devenir, à spatialiser la dynamique de l’apprentissage, en somme à découper (et donc briser) l’unité d’un mouvement. Contre la volonté de transparence à l’œuvre dans la pédagogie des compétences, il faudrait dès lors préserver une certaine opacité de l’acte éducatif : ce qui revient peut-être à délaisser la dimension « utile » du savoir, pour que l’élève soit rendu sensible à la question du « vrai » ou du « beau » pour lui-même – ce qui serait une dimension cruciale de l’acte éducatif en général, et de l’enseignement de la philosophie en particulier, que l’apprentissage par compétences aurait tendance à oblitérer. D’un point de vue pédagogique, la question concernant les compétences devient donc celle-ci : ce qu’on gagne en repérage des difficultés, en souci de l’efficacité, en rationalisation des moyens pédagogiques, ne le perd-on pas en finalité éducative, c’est-à-dire en réelle émancipation de l’élève comme du maître ?

 L’avènement du paradigme de la compétence dans le monde de l’éducation relève sans doute de la crise du paradigme de la transmission verticale des savoirs. Grâce aux compétences, se pose la question de la mobilisation du savoir non seulement dans la vie professionnelle, mais plus globalement dans la vie affective, soucieuse du monde tel qu’il est. Faut-il donc ne saisir les compétences que dans une perspective utilitariste et pragmatiste ? Leur usage doit-il être compris seulement en termes d’utilité ? La question se pose de savoir si la logique des compétences peut être compatible avec la formation d’un sujet qui soit engagé de façon critique dans le monde, à la fois social et culturel, et ce au sein d’une école qui puisse véritablement devenir lieu de création et d’événements de pensée (Jean-François Nordmann : « De l’acquisition des savoirs au développement des compétences : l’École en défaut persistant de sens ? »). Avec l’apprentissage par compétences, ou peut-être sans lui, il s’agit donc de penser le passage, dans l’acte d’éduquer, d’une configuration ancienne d’assujettissement (marquée par la figure du devoir-être et d’une destination universelle) à une nouvelle forme de subjectivation – la formation d’un « sujet actif critique ».

 Pascal SEVERAC

 Vice-président du Collège International de Philosophie

 Responsable du CIRTEP (Centre International de Recherches Théoriques En Pédagogie)


[1] Voir p. 43. Définition proposée par J. Coolahan lors du colloque du Conseil de l’Europe consacré aux compétences clés, et qui figure dans le document de la document de la Direction générale de l’Éducation et de la Culture, Compétences clés. Un concept en développement dans l’enseignement général obligatoire, Eurydice, Bruxelles, 2002, p. 11.

[2] Voir document de travail, p. 43. Citation extraite de Perrnoud P., Construire des compétences dès l’école. Pratiques et enjeux pédagogiques, Paris, ESF éditeur, 1997, p. 7.

[3] Voir Angélique del Rey, A l’école des compétences. De l’éducation à la fabrication de l’élève performant, La Découverte, 2010. Voir également le colloque qui s’est tenu à l’UNESCO le vendredi 19 novembre 2010, dans le cadre de la Journée mondiale de la philosophie, et à la suite des 10èmes Rencontres sur les Nouvelles Pratiques Philosophiques : « Philosophie de l’enseignement – Enseignement de la philosophie : de la transmission des savoirs à la formation des compétences », organisé par le Collège International de Philosophie (CIPh-CIRTEP), l’IUFM de l’Académie de Créteil (Université Paris-Est Créteil) et Philolab. A. del Rey y a proposé une intervention intitulée : « Le succès mondial des compétences dans les politiques éducatives : histoire d’un détournement ». Angélique del Rey anime également au Collège un séminaire, cette année, sur cette question.

Source : www.ciph.org/fichiers_pdfdivers/Milan-PSeverac.pdf