- dim, 2011-03-27 16:11
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Affiche sinistre dont la légende est : (en haut) « Un homme contre les partis cadavériques et les intérêts particuliers » et (en bas) « Donnez votre voix à l’homme de la force – Hitler ». Affiche qui nous rappelle cependant l’histoire des votes en faveur de Hitler lors du premier tour des élections présidentielles de mars 1932 (plus de 18 millions pour Hindenburg, plus de 11 millions pour Hitler). On connaît la suite. Au second tour le vieux chef d’État l’emportera avec plus de 19 millions des suffrages contre plus de 13 millions pour Hitler. Puis ce sera la victoire du NSDAP aux élections au Reichstag le 5 mars 33 avec 17 millions de voix, la nomination en tant que chancelier, l’intérim de la présidence après le décès de Hindenburg, la fusion des fonctions de chancelier et de président et le 19 août 34 le plébiscite de Hitler en tant que Reichsführer et président du Reich par 90 % des suffrages. Une autre affiche de la même période dit : « Notre dernier espoir : Hitler ».
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En ces temps où croît en France l’influence grandissante d’un parti d’extrême droite, en ces jours d’élections cantonales où cette influence se traduit de nouveau dans les urnes de façon inquiétante, à l’heure où un parti de droite dit républicain non seulement ne résiste pas mais travaille à cette recrudescence, il est bon de relire le texte célèbre de La République où Platon montre comment la démocratie peut engendrer la tyrannie, comment le tyran peut germer sur la démocratie devenue un fumier propice à sa naissance et à sa croissance, bref comment un peuple peut élire un tyran.
Le machisme, l’esclavagisme et la xénophobie de Platon, à vrai dire des Grecs en général, — qui ressortent de République VIII et que l’on peut à bon droit critiquer nonobstant la relativité historique — n’annulent pas l’intérêt du passage. Il réside dans l’analyse des ferments de la génération du tyran : non seulement la passion de la richesse mais la licence de citoyens qui n’ont plus cure ni de la loi commune ni du Bien public et qui finissent par désirer un « homme fort », comme l’on dit, pour les mettre d’accord, tant leurs dissensions leur sont devenues insupportables. Au fond Tocqueville ne dira pas autre chose quand, annonçant le despotisme doux des États démocratiques modernes, il en situera le ressort dans la dépolitisation (dé-polis-tisation) individualiste du citoyen.
Allons plus loin : le machisme, l’esclavagisme et la xénophobie sont si peu des objections contre la pertinence de l’analyse critique de Platon qu’ils sont bien plutôt — même si Platon ne les considère pas ainsi puisqu’en quelque sorte il les revendique — le terreau nécessaire, la fumure idéologique qui fait la fertilité de la tyrannie. Une société démocratique soumise à l’oligarchie ploutocratique sombre dans le règne de la terreur quand elle ne parvient pas à se saisir ou se ressaisir dans son principe d’égalité, de liberté et d’amitié ou de fraternité, ni ne réussit — et c’est le propos de Politproductions — à libérer la production de la division du travail (d’abord entre les sexes, puis entre le manuel et l’intellectuel, le citoyen libre et l’esclave, le banausos, le démiurge, etc.).
Entendez-les de nouveau sourdre ces discriminations, ces déjections que l’on croyait à jamais usées par l’Histoire, anéanties par la Civilisation ! En vérité, baîllonnée, ligotée, la bête immonde rongeait son frein. Mais elle se libère. Écoutez-la sortir de son trou, de murmures en apartés, de prétendues bourdes en protestations rentrées, de propos de tables en saillies, d'appels à l’évidence en déclarations publiques !
Dans l’extrait de République, VIII que nous publions ici (dans la traduction de Victor Cousin), nous avons sélectionné en gras le moment le plus significatif de l’analyse de Platon. On trouvera sur le site de L’antiquité grecque et latine l’ensemble du Livre VIII. Il porte sur la dégénérescence du meilleur des régimes politiques, l’aristocratie selon Platon, jusqu’à la tyrannie en passant par la timocratie (le régime de l’honneur), l’oligarchie et donc la démocratie, le moteur de cette décadence étant (outre la corruptibilité de tout ce qui naît) la passion de la fausse richesse.
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Socrate : Il nous reste maintenant à étudier la plus belle forme de gouvernement et le plus beau caractère, je veux dire la tyrannie et le tyran.
Glaucon : Parfaitement.
S : Or çà! mon cher camarade, voyons sous quels traits se présente la tyrannie, car, quant à son origine, il est presque évident qu’elle vient de la démocratie.
Gl : C’est évident.
S : Maintenant, le passage de la démocratie à la tyrannie ne se fait-il de la même manière que celui de l’oligarchie 562b à la démocratie.
GL : Comment?
S : Le bien que l’on se proposait, répondis-je, et qui a donné naissance à l’oligarchie, c’était la richesse, n’est-ce pas?
GL : Oui
S : Or c’est la passion insatiable de la richesse et l’indifférence qu’elle inspire pour tout le reste qui ont perdu ce gouvernement.
Gl : C’est vrai, dit-il.
S : Mais n’est-ce pas le désir insatiable de ce que la démocratie regarde comme son bien suprême qui perd cette dernière?
Gl : Quel bien veux-tu dire?
S : La liberté, répondis-je. En effet, dans une cité démocratique 562c tu entendras dire que c’est le plus beau de tous les biens, ce pourquoi un homme né libre ne saurait habiter ailleurs que dans cette cité.
Gl : Oui, c’est un langage qu’on entend souvent.
S : Or donc – et voilà ce que j’allais dire tout à l’heure – n’est-ce pas le désir insatiable de ce bien, et l’indifférence pour tout le reste, qui change ce gouvernement et le met dans l’obligation de recourir à la tyrannie?
Gl : Comment? demanda-t-il.
S : Lorsqu’une cité démocratique, altérée de liberté, trouve 562d dans ses chefs de mauvais échansons, elle s’enivre de ce vin pur au delà de toute décence ; alors, si ceux qui la gouvernent ne se montrent pas tout à fait dociles et ne lui font pas large mesure de liberté, elle les châtie, les accusant d’être des criminels et des oligarques.
Gl : C’est assurément ce qu’elle fait, dit-il.
S : Et ceux qui obéissent aux magistrats, elle les bafoue et les traite d’hommes serviles et sans caractère ; par contre, elle loue et honore, dans le privé comme en public, les gouvernants qui ont l’air de gouvernés et les gouvernés qui prennent l’air de gouvernants. N’est-il pas 562e inévitable que dans une pareille cité l’esprit de liberté s’étende à tout?
Gl : Comment non, en effet?
S : Qu’il pénètre, mon cher, dans l’intérieur des familles, et qu’à la fin l’anarchie gagne jusqu’aux animaux?
Gl : Qu’entendons-nous par là? demanda-t-il.
S : Que le père s’accoutume à traiter son fils comme son égal et à redouter ses enfants, que le fils s’égale à son père et n’a ni respect ni crainte pour ses parents, parce 563 qu’il veut être libre, que le métèque devient l’égal du citoyen, le citoyen du métèque et l’étranger pareillement.
Gl : Oui, il en est ainsi, dit-il.
S : Voilà ce qui se produit, repris-je, et aussi d’autres petits abus tels que ceux-ci. Le maître craint ses disciples et les flatte, les disciples font peu de cas des maîtres et des pédagogues. En général les jeunes gens copient leurs aînés et luttent avec eux en paroles et en actions ; les vieillards, de leur côté, s’abaissent aux façons des jeunes gens et se montrent pleins d’enjouement et de bel esprit, 563b imitant la jeunesse de peur de passer pour ennuyeux et despotiques.
Gl : C’est tout à fait cela.
S : Mais, mon ami, le terme extrême de l’abondance de liberté qu’offre un pareil État est atteint lorsque les personnes des deux sexes qu’on achète comme esclaves ne sont pas moins libres que ceux qui les ont achetées. Et nous allions presque oublier de dire jusqu’où vont l’égalité et la liberté dans les rapports mutuels des hommes et des femmes.
Gl : Mais pourquoi ne dirions-nous pas, observa-t-il, selon 563c l’expression d’Eschyle, « ce qui tantôt nous venait à la bouche? »
S : Fort bien, répondis-je, et c’est aussi ce que je fais. À quel point les animaux domestiqués par l’homme sont ici plus libres qu’ailleurs est chose qu’on ne saurait croire quand on ne l’a point vue. En vérité, selon le proverbe, les chiennes y sont bien telles que leurs maîtresses ; les chevaux et les ânes, accoutumés à marcher d’une allure libre et fière, y heurtent tous ceux qu’ils rencontrent en chemin, si ces derniers ne leur cèdent point le pas. Et il en est ainsi du reste : tout déborde de liberté. 563d
Gl : Tu me racontes mon propre songe, dit-il, car je ne vais presque jamais à la campagne que cela ne m’arrive.
S : Or, vois-tu le résultat de tous ces abus accumulés? Conçois-tu bien qu’ils rendent l’âme des citoyens tellement ombrageuse qu’à la moindre apparence de contrainte ceux-ci s’indignent et se révoltent? Et ils en viennent à la fin, tu le sais, à ne plus s’inquiéter des lois écrites ou non écrites, afin de n’avoir absolument aucun maître. 563e
GL : Je ne le sais que trop, répondit-il.
S : Eh bien ! mon ami, repris-je, c’est ce gouvernement si beau et si juvénile qui donne naissance à la tyrannie, du moins à ce que je pense.
Gl : Juvénile, en vérité ! dit-il ; mais qu’arrive-t-il ensuite?
S : Le même mal, répondis-je, qui, s’étant développé dans l’oligarchie, a causé sa ruine, se développe ici avec plus d’ampleur et de force, du fait de la licence générale, et réduit la démocratie à l’esclavage ; car il est certain que tout excès provoque ordinairement une vive réaction, 564 dans les saisons, dans les plantes, dans nos corps, et dans les gouvernements bien plus qu’ailleurs.
Gl : C’est naturel.
S : Ainsi, l’excès de liberté doit aboutir à un excès de servitude, et dans l’individu et dans l’État.
Gl : Il le semble, dit-il.
S : Vraisemblablement, la tyrannie n’est donc issue d’aucun autre gouvernement que la démocratie, une liberté extrême étant suivie, je pense, d’une extrême et cruelle servitude.
Gl : C’est logique.
S : Mais ce n’est pas cela, je crois, que tu me demandais. 564b Tu veux savoir quel est ce mal, commun à l’oligarchie et à la démocratie, qui réduit cette dernière à l’esclavage.
Gl : C’est vrai
S : Eh bien ! j’entendais par là cette race d’hommes oisifs et prodigues, les uns plus courageux qui vont à la tête, les autres, plus lâches qui suivent. Nous les avons comparés à des frelons, les premiers munis, les seconds dépourvus d’aiguillon.
Gl : Et avec justesse, dit-il.
S : Or, ces deux espèces d’hommes, quand elles apparaissent dans un corps politique, le troublent tout entier, 564c comme font le phlegme et la bile dans le corps humain. Il faut donc que le bon médecin et législateur de la cité prenne d’avance ses précautions, tout comme le sage apiculteur, d’abord pour empêcher qu’elles y naissent, ou, s’il n’y parvient point, pour les retrancher le plus vite possible avec les alvéoles mêmes.
Gl : Oui, par Zeus ! s’écria-t-il, c’est bien là ce qu’il faut faire.
S : Maintenant, repris-je, suivons ce procédé pour voir plus nettement ce que nous cherchons.
Gl : Lequel?
S : Partageons par la pensée une cité démocratique en trois classes, qu’elle comprend d’ailleurs en réalité. La première est cette engeance, qui par suite de la licence 564d publique ne s’y développe pas moins que dans l’oligarchie.
Gl : C’est vrai.
S : Seulement elle y est beaucoup plus ardente.
Gl : Pour quelle raison?
S : Dans l’oligarchie, dépourvue de crédit et tenue à l’écart du pouvoir, elle reste inexercée et ne le prend point de force ; dans une démocratie, au contraire, c’est elle qui gouverne presque exclusivement ; les plus ardents de la bande discourent et agissent ; les autres, assis auprès de la tribune, bourdonnent et ferment la bouche au 564e contradicteur ; de sorte que, dans un tel gouvernements toutes les affaires sont réglées par eux, à l’exception d’un petit nombre.
Gl : C’est exact, dit-il.
S : Il y a aussi une autre classe qui se distingue toujours de la multitude.
Gl : Laquelle?
S : Comme tout le monde travaille à s’enrichir, ceux qui sont naturellement les plus ordonnés deviennent, en général, les plus riches.
Gl : Apparemment.
S : C’est là, j’imagine, que le miel abonde pour les frelons et qu’il est le plus facile à exprimer.
GL : Comment, en effet, en tirerait-on de ceux qui n’ont que peu de chose?
S : Aussi est-ce à ces riches qu’on donne le nom d’herbe à frelons?
Gl : Oui, un nom de ce genre, répondit-il.
S : 565 La troisième classe c’est le peuple : tous ceux qui travaillent de leurs mains, sont étrangers aux affaires, et ne possèdent presque rien. Dans une démocratie cette classe est la plus nombreuse et la plus puissante lorsqu’elle est assemblée.
Gl : En effet, dit-il ; mais elle ne s’assemble guère, à moins qu’il ne lui revienne quelque part de miel.
S : Aussi bien lui en revient-il toujours quelqu’une, dans la mesure où les chefs peuvent s’emparer de la fortune des possédants et la distribuer au peuple, tout en gardant pour eux la plus grosse part.
Gl : 565b Certes, c’est ainsi qu’elle reçoit quelque chose.
S : Cependant, les riches qu’on dépouille sont, je pense, obligés de se défendre : ils prennent la parole devant le peuple et emploient tous les moyens qui sont en leur pouvoir.
Gl : Sans doute.
S : Les autres, de leur côté, les accusent, bien qu’ils ne désirent point de révolution, de conspirer contre le peuple et d’être des oligarques.
Gl : Assurément.
S : Or donc, à la fin, lorsqu’ils voient que le peuple, non par mauvaise volonté mais par ignorance, et parce qu’il 565c est trompé par leurs calomniateurs, essaie de leur nuire, alors, qu’ils le veuillent ou non, ils deviennent de véritables oligarques ; et cela ne se fait point de leur propre gré : ce mal, c’est encore le frelon qui l’engendre en les piquant.
Gl : Certes !
S : Dès lors ce sont poursuites, procès et luttes entre les uns et les autres.
Gl : Sans doute.
S : Maintenant, le peuple n’a-t-il pas l’invariable habitude de mettre à sa tête un homme dont il nourrit et accroît la puissance?
Gl : C’est son habitude, dit-il.
S : 565d Il est donc évident que si le tyran pousse quelque part, c’est sur la racine de ce protecteur et non ailleurs qu’il prend tige.
Gl : Tout à fait évident.
S : Mais où commence la transformation du protecteur en tyran? N’est-ce pas évidemment lorsqu’il se met à faire ce qui est rapporté dans la fable du temple de Zeus Lycéen en Arcadie?
Gl : Que dit la fable? demanda-t-il.
S : Que celui qui a goûté des entrailles humaines, coupées en morceaux avec celles d’autres victimes, est inévitablement changé en loup. Ne l’as-tu pas entendu 565e raconter?
Gl : Si.
S : De même, quand le chef du peuple, assuré de l’obéissance absolue de la multitude, ne sait point s’abstenir du sang des hommes de sa tribu, mais, les accusant injustement, selon le procédé favori de ses pareils, et les traînant devant les tribunaux, se souille de crimes en leur faisant ôter la vie, quand, d’une langue et d’une bouche impies, il goûte le sang de sa race, exile et tue, tout en laissant entrevoir la suppression des dettes et un nouveau 566 partage des terres, alors, est-ce qu’un tel homme ne doit pas nécessairement, et comme par une loi du destin, périr de la main de ses ennemis, ou se faire tyran, et d’homme devenir loup?
Gl : Il y a grande nécessité, répondit-il.
S : Voilà donc, repris-je, l’homme qui fomente la sédition contre les riches.
Gl : Oui.
S : Or, si après avoir été chassé, il revient malgré ses ennemis, ne revient-il pas tyran achevé?
Gl : Evidemment.
S : Mais si les riches ne peuvent le chasser, ni provoquer 566b sa perte en le brouillant avec le peuple, ils complotent de le faire périr en secret, de mort violente.
Oui, dit-il, cela ne manque guère d’arriver.
Gl : C’est en pareille conjoncture que tous les ambitieux qui en sont venus là inventent la fameuse requête du tyran, qui consiste à demander au peuple des gardes de corps pour lui conserver son défenseur.
S : Oui vraiment.
Gl : Et le peuple en accorde, car s’il craint pour son défenseur, il est plein d’assurance pour lui-même.
Gl : 566c Sans doute.
S : Mais quand un homme riche et par là-même suspect d’être l’ennemi du peuple voit cela, alors, ô mon camarade, il prend le parti que l’oracle conseillait à Crésus, et « le long de l’Hermos au lit caillouteux, il fuit, n’ayant souci d’être traité de lâche. »
Gl : Et aussi bien n’aurait-il pas à craindre ce reproche deux fois !
S : Et s’il est pris dans sa fuite, j’imagine qu’il est mis à mort.
Gl : Inévitablement.
S : Quant à ce protecteur du peuple, il est évident qu’il 566d ne gît point à terre « de son grand corps couvrant un grand espace soi. » Au contraire, après avoir abattu de nombreux rivaux, il s’est dressé sur le char de la cité, et de protecteur il est devenu tyran accompli.
Gl : Ne fallait-il pas s’y attendre?
S : Examinons maintenant, repris-je, le bonheur de cet homme et de la cité on s’est formé un semblable mortel.
Gl : Parfaitement, dit-il, examinons.
S : Dans les premiers jours, il sourit et fait bon accueil 566e à tous ceux qu’il rencontre, déclare qu’il n’est pas un tyran, promet beaucoup en particulier et en public, remet des dettes, partage des terres au peuple et à ses favoris, et affecte d’être doux et affable envers tous, n’est-ce pas?
Gl : II le faut bien, répondit-il.
S : Mais quand il s’est débarrassé de ses ennemis du dehors, en traitant avec les uns, en ruinant les autres, et qu’il est tranquille de ce côté, il commence toujours par susciter des guerres, pour que le peuple ait besoin d’un chef.
Gl : C’est naturel.
S : Et aussi pour que les citoyens, appauvris par les impôts, 567 soient obligés de songer à leurs besoins quotidiens, et conspirent moins contre lui.
Gl : Évidemment.
S : Et si certains ont l’esprit trop libre pour lui permettre de commander, il trouve dans la guerre, je pense, un prétexte de les perdre, en les livrant aux coups de l’ennemi. Pour toutes ces raisons, il est inévitable qu’un tyran fomente toujours la guerre.
Gl : Inévitable.
S : Mais ce faisant, il se rend de plus en plus odieux aux 567b citoyens.
Gl : Comment non?
S : Et n’arrive-t-il pas que, parmi ceux qui ont contribué à son élévation, et qui ont de l’influence, plusieurs parlent librement soit devant lui, soit entre eux, et critiquent ce qui se passe – du moins les plus courageux?
Gl : C’est vraisemblable.
S : Il faut donc que le tyran s’en défasse, s’il veut rester le maître, et qu’il en vienne à ne laisser, parmi ses amis comme parmi ses ennemis, aucun homme de quelque valeur.
Gl : C’est évident.
S : D’un oeil pénétrant il doit discerner ceux qui ont du courage, de la grandeur d’âme, de la prudence, des 567c richesses ; et tel est son bonheur qu’il est réduit, bon gré mal gré, à leur faire la guerre à tous, et à leur tendre des pièges jusqu’à ce qu’il en ait purgé l’État !
Gl : Belle manière de le purger !
S : Oui, dis-je, elle est à l’opposé de celle qu’emploient les médecins pour purger le corps ; ceux-ci en effet font disparaître ce qu’il y a de mauvais et laissent ce qu’il y a de bon : lui fait le contraire.
Gl : Il y est contraint, s’il veut conserver le pouvoir.
S : Le voilà donc lié par une bienheureuse nécessité, qui 567d l’oblige à vivre avec des gens méprisables ou à renoncer à la vie !
Gl : Telle est bien sa situation, dit-il.
S : Or, n’est-il pas vrai que plus il se rendra odieux aux citoyens par sa conduite, plus il aura besoin d’une garde nombreuse et fidèle?
Gl : Sans doute.
S : Mais quels seront ces gardiens fidèles? D’où les fera-t-il venir?
Gl : D’eux-mêmes, répondit-il, beaucoup voleront vers lui, s’il leur donne salaire.
S : Par le chien ! il me semble que tu désignes là des 567e frelons étrangers, et de toutes sortes.
Gl : Tu as vu juste.
S : Mais de sa propre cité qui aura-t-il? Est-ce qu’il ne voudra pas...
Gl : Quoi?
S : Enlever les esclaves aux citoyens et, après les avoir affranchis, les faire entrer dans sa garde.
Gl : Certainement. Et aussi bien ce seront là ses gardiens les plus fidèles.
S : En vérité, d’après ce que tu dis, elle est bienheureuse 568 la condition du tyran, s’il prend de tels hommes pour amis et confidents, après avoir fait mourir les premiers !
Gl : Et pourtant il ne saurait en prendre d’autres.
S : Donc, ces camarades l’admirent, et les nouveaux citoyens vivent en sa compagnie. Mais les honnêtes gens le haïssent et le fuient, n’est-ce pas?
Gl : Hé! peuvent-ils faire autrement?
S : Ce n’est donc pas sans raison que la tragédie passe, en général, pour un art de sagesse, et Euripide pour un maître extraordinaire en cet art.
Gl : Pourquoi donc?
S : Parce qu’il a énoncé cette maxime de sens profond, à savoir 568b « que les tyrans deviennent habiles par le commerce des habiles » ; et il entendait évidemment par habiles ceux qui vivent dans la compagnie du tyran.
Gl : Il loue aussi, ajouta-t-il, la tyrannie comme divine et lui décerne bien d’autres éloges, lui et les autres poètes.
S : Ainsi donc, en tant que gens habiles, les poètes tragiques nous pardonneront, à nous et à ceux dont le gouvernement se rapproche du nôtre, de ne point les admettre dans notre État, puisqu’ils sont les chantres de la tyrannie.
Gl : Je crois, dit-il, qu’ils nous pardonneront, du moins ceux d’entre eux qui ont de l’esprit. 568c
S : Ils peuvent, je pense, parcourir les autres cités, y rassembler les foules, et, prenant à gages des voix belles, puissantes et insinuantes, entraîner les gouvernements vers la démocratie et la tyrannie.
Gl : Sûrement.
S : D’autant plus qu’ils sont payés et comblés d’honneurs pour cela, en premier lieu par les tyrans, en second lieu par les démocraties ; mais à mesure qu’ils remontent la pente des constitutions, leur renommée faiblit, comme 568d si le manque de souffle l’empêchait d’avancer.
Gl : C’est exact.
S : Mais, repris-je, nous nous sommes écartés du sujet. Revenons-en à l’armée du tyran, cette troupe belle, nombreuse, diverse, et toujours renouvelée, et voyons comment elle est entretenue.
Gl : Il est évident, dit-il, que si la cité possède des trésors sacrés, le tyran y puisera, et tant que le produit de leur vente pourra suffire, il n’imposera pas au peuple de trop lourdes contributions.
S : Mais quand ces ressources lui manqueront? 568e
Gl : Alors, il est évident qu’il vivra du bien de son père, lui, ses commensaux, ses favoris et ses maîtresses.
S : Je comprends, dis-je : le peuple qui a donné naissance au tyran le nourrira, lui et sa suite.
Gl : Il y sera bien obligé.
S : Mais que dis-tu? Si le peuple se fâche et prétend qu’il n’est point juste qu’un fils dans la fleur de l’âge soit à la charge de son père, qu’au contraire, le père doit être 569 nourri par son fils ; qu’il ne l’a point mis au monde et établi pour devenir lui-même, quand son fils serait grand, l’esclave de ses esclaves, et pour le nourrir avec ces esclaves-là et le ramassis de créatures qui l’entourent, mais bien pour être délivré, sous son gouvernement, des riches et de ceux qu’on appelle les honnêtes gens dans la cité ; que maintenant il lui ordonne de sortir de l’État avec ses amis, comme un père chasse son fils de la maison, avec ses indésirables convives...
Gl : 569b Alors, par Zeus! il connaîtra ce qu’il a fait quand il a engendré, caressé, élevé un pareil nourrisson, et que ceux qu’il prétend chasser sont plus forts que lui.
S : Que dis-tu? m’écriai-je, le tyran oserait violenter son père, et même, s’il ne cédait pas, le frapper?
Gl : Oui, répondit-il, après l’avoir désarmé.
S : D’après ce que tu dis le tyran est un parricide et un triste soutien des vieillards ; et nous voilà arrivés, ce semble, à ce que tout le monde appelle la tyrannie ; le peuple, selon Le dicton, fuyant la fumée de la soumission 569c à des hommes libres, est tombé dans le feu du despotisme des esclaves, et en échange d’une liberté excessive et inopportune, a revêtu la livrée de la plus dure et la plus amère des servitudes,
Gl : C’est, en effet, ce qui arrive,
S : Eh bien ! demandai-je, aurions-nous mauvaise grâce à dire que nous avons expliqué de façon convenable le passage de la démocratie à la tyrannie, et ce qu’est celle-ci une fois formée?
Gl : L’explication convient parfaitement, répondit-il.
Images : Affiches de propagande électorale en faveur de Hitler (sources : pour le premier document : German propaganda archive of Calvin College, et pour le second : Encylopédie B&S Editions)
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Commentaire(s)
Servitude volontaire
Relire Le discours de la servitude volontaire (1549) par Étienne de La Boétie qui va dans votre sens : non seulement l'élection est selon lui une source de la tyrannie, mais ce régime tient moins à la force du tyran qu'à la démission du peuple.
Machisme de Platon?
Vous vous appuyez sur la fin du Livre VIII de la République. Mais vous oubliez le début du Livre V du même dialogue qui affirme que, dans la Cité idéale, « il n'est aucun emploi concernant l'administration de la cité qui appartienne à la femme en tant que femme, ou à l'homme en tant qu'homme ; au contraire, les aptitudes naturelles sont également réparties entre les deux sexes, et il est conforme à la [455e] nature que la femme, aussi bien que l'homme, participe à tous les emplois » (trad. Victor Cousin que vous citez). Loin d'être machiste Platon apparaît ici "féministe" en cela qu'il rejette la division sexuelle du travail au nom de l'égalité de l'homme et de la femme.
Comme l'ont souligné de nombreux commentateurs, par exemple J. Adam (également cité dans l'édition V. Cousin, note 60 au Livre VIII), « la cité idéale est une chose, et une démocratie déréglée en est une autre, et la corruptio pessimi dans les relations entre les deux sexes comme ailleurs peut bien être la pire. »
En réponse à Machisme de Platon? par Corpus
Égalité des sexes restreinte
« Pour les droits des femmes, l'affirmation présente n’entre pas en contradiction avec l’égalité reconnue pour les gardiens : il s’agit ici de la cité démocratique entière, et l’ouverture manifestée au livre V ne s’étend pas au-delà du corps des dirigeants » (Platon, La République, GF n°653, 2002, p. 703, note 73).
Eh oui, en 451c, il s’agit expressément des gardiens et de la garde de l’État.
Pour une autre interprétation encore, je vous renvoie à la lecture piquante de Marie-Hélène Bohner-Cante. Elle publia jadis aux Éditions T.E.R. un plaisant ouvrage sur le platonisme et la sexualité dont voici sur Politproductions un extrait. (L'ouvrage n'est plus au catalogue en ligne de T.E.R. mais il n'est pas certain qu'il soit épuisé).
Des propos potentiellement meurtriers...
Edwy Plenel, fondateur et directeur du site Mediapart, a réagi ce lundi 28 septembre 2015 aux propos de Nadine Morano sur la France, "pays de race blanche".