Temps et pro-duction - Pour une déconstruction de Saint Augustin, Confessions, XI

L’impétueuse lenteur d’être – Chronique Zen, par Michelle Bourque

 

temps et pro-duction

pour une Déconstruction de Saint augustin, confessions, XI[1]

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Qu'est-ce donc que le temps ? Qui pourra l’expliquer clairement et en peu de mots ? Qui pourra, pour en parler convenablement, le saisir même par la pensée ? Cependant quel sujet plus connu, plus familier de nos conversations que le temps ? Nous le comprenons très bien quand nous en parlons ; nous comprenons même ce que les autres nous en disent.

 

Qu'est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais. Si je cherche à l'expliquer à celui qui m’interroge, je ne le sais plus. Cependant j’affirme avec assurance qu’il n’y aurait point de temps passé, si rien ne passait ; qu’il n’y aurait point de temps à venir, si rien ne devait succéder à ce qui passe, et qu’il n’y aurait point de temps présent si rien n’existait.

 

Il y a donc deux temps, le passé et l’avenir ; mais que sont-ils, puisque le passé n’est déjà plus, et que l’avenir n’est point encore ? Quant au présent, s’il était toujours présent, et ne tombait point dans le passé, il ne serait plus le temps, mais l’éternité.

 

Or, si le présent n’est temps que parce qu’il tombe dans le passé, comment pouvons-nous dire qu’il est, lui qui n’a d’autre cause de son existence que la nécessité de la perdre bientôt ? Donc, nous ne pouvons dire avec vérité que le temps existe que parce qu’il tend à n’être plus.[2]

 

Augustin, Les Confessions, Livre XI, ch. 14.

 

L’interrogation d’Augustin sur le temps paraît à première vue d’une simplicité déconcertante. Elle commence par la question abrupte de l’essence du temps : « Qu’est-ce donc que le temps ? », puis elle se déploie sous la forme d’une problématique aporétique : « Si personne ne me le demande, je le sais. Si je cherche à l'expliquer à celui qui m’interroge, je ne le sais plus. ». Il semble impossible de dire l’essence du temps dont nous avons paradoxalement coutume de parler.

Toutefois cette apparente aporie n’est pas pour nous décourager, mais pour nous inciter à chercher plus avant. Nous verrons quelle solution a tenté de lui apporter Augustin dans ses confessions. Ce faisant nous découvrirons la richesse remarquable de la pensée augustinienne qui, à la croisée de l’Antiquité et du Moyen âge, rompt avec la conception cosmologique du temps des Grecs et préfigure son intériorisation psychologique. Plus fondamentalement, l’interrogation augustinienne de l’essence du temps nous plongera au cœur même de la philosophie : elle nous entraînera dans une réflexion sur l’être, plus précisément sur l’être du non-être où semble s’abîmer l’essence du temps dès lors que nous essayons de la saisir.

 

Qu'est-ce que le temps ? Il semble que nous ne puissions le dire. Pourtant, écrit Augustin, nous avons l’habitude du temps, nous en avons une connaissance usuelle, il nous est très familier : « Cependant quel sujet plus connu, plus familier de nos conversations que le temps ? Nous le comprenons très bien quand nous en parlons ; nous comprenons même ce que les autres nous en disent. » (l. 2-5[3]). La familiarité que nous entretenons avec le temps est donc d’abord celle que nous entretenons ordinairement avec le langage. Plus loin, au chapitre 22, Augustin dira encore : « Sans cesse nous disons : “le temps et le temps ; les temps et les temps” ». C’est que parler prend du temps (« “Combien de temps < cet homme > a-t-il parlé ? »), voilà ce que tout le monde demande et comprend ordinairement. La chaîne verbale, l’enchaînement d’une proposition est temporel ; l’énonciation et la compréhension de l’énonciation d’une phrase supposent la mémoire des premiers mots déjà dits (passés), l’attention aux mots dits (présentement) et l’anticipation des mots qui vont être dits (à-venir). Mais ce n’est pas tout ; il y a les choses dont nous parlons, que nous disons avoir faites ou faire ou à faire : « Combien de temps a duré cette action ? » (ch. 22). Et ces choses, comme Augustin le dit lui-même, peuvent avoir des temps plus ou moins longs que nous mesurons : une rencontre racontée, une absence endurée, ou encore une syllabe double d’une autre, etc. Bref, nous existons « dans » le temps, ou, à mieux parler, temporellement, et cela nous est tout à fait familier. Notre connaissance courante, notre « entente » du temps relève ici de l’expérience vécue. Elle demeure indistincte. Elle ne « saisit » rien (l. 2), elle ne comprend pas l’essence du temps. Aussi se révèle-t-elle pleine d’obscurité sitôt que nous voulons nous en « expliquer » (l. 5). Les formes les plus intimes de notre pensée, qui sortent pour ainsi dire de notre bouche avec chaque proposition que nous énonçons, dit en substance Hegel dans la Phénoménologie de l’esprit, semblent être quelque chose de tout à fait bien connu ; mais, poursuit-il, ce qui est ainsi bien connu est habituellement le moins bien connu.

« Explicare » en latin, c’est d’abord déplier. Ce que Saint Augustin ne peut faire, c’est développer, expliciter, élucider « clairement et en peu de mots » (l. 1) l’essence du temps, car pour « en parler convenablement » il doit la « saisir… par la pensée » (l. 2), la concevoir assez distinctement. Pour cette claire concision les mots manquent, alors que, avons-nous vu, notre familiarité à l’égard du temps est principalement attestée par le flux de nos paroles. C’est là un paradoxe, d’autant plus que pour Augustin, comme pour Platon, c’est au-dedans de soi, dans la pensée pure, que l’on comprend le langage (cf. ch. 3 et De Magistro[4]). Mais ce n’est pas une contradiction : car ce dont je suis familier, c’est l’expression (exprimant et exprimé) temporelle de mon existence, tandis que ce que je ne sais pas dire explicitement, c’est l’essence du temps, son idée. « Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément », cette célèbre formule de Boileau (in l’Art poétique) illustre toute conception idéaliste du langage, celle de l’idéal classique du XVIIe siècle non moins que celle, antique, de Platon et d’Augustin. Et encore faut-il ajouter que les mots restent par essence impuissants, si ce n’est sur le mode de la métaphore ou de la louange, à dire l’Idée en soi, le Bien chez Platon ou, chez Augustin, l’Éternel dont nous entendons le Verbe au fond de toutes les paroles mais où en dernier lieu, nous le verrons, se perd de vue l’essence du temps en tant que temps[5]

Certes, je peux entreprendre de développer ma notion familière du temps (« familiarius et notius », dit le latin l. 2-3). Cependant j’obtiens un résultat qui non seulement ne m’éclaire pas sur l’être du temps, mais qui de surcroît me le rend étrange, car il me montre une disjonction du temps par rapport à lui-même.

Chacun sait en effet qu’il y a trois parties dans le temps : le passé, le présent et le futur (« nous l’avons appris étant encore tout petits », dira le ch. 17). Et Augustin précise : « … j’affirme avec assurance qu’il n’y aurait point de temps passé, si rien ne passait ; qu’il n’y aurait point de temps à venir, si rien ne devait succéder à ce qui passe, et qu’il n’y aurait point de temps présent si rien n’existait. » (l. 6-8). N’allons pas chercher dans ce passage la conception de l’être comme « entrée en présence, présence, sortie hors de la présence », et celle du temps comme ek-sistence de l’être ou du néant (ne-ens), qui toujours se retire, telle une réserve de puissance et d’avenir, en se décelant dans l’étant présent (cf. le texte de Heidegger, tiré de Temps et être et donné à la fin de ce document). Augustin était bien loin de cette compréhension « physique » de l’être et du temps. Certes, il y a dans ces lignes l’indice que la notion familière du temps est acquise au contact de l’expérience de l’étant. Certes encore, l’explicitation de cette notion a un air « phénoménologique », en ce sens qu’elle est orientée sur le monde (le ciel et la terre changent et varient, dit Augustin dans le ch. 4). Cependant elle fait apparaître le non-être du temps plutôt que son être. Pour le passé et l'avenir, St Augustin demande (aux lignes 9-10) : « mais que sont-ils, puisque le passé n’est déjà plus, et que l’avenir n’est point encore ? » Le temps se disjoint donc également de l'être déterminé dans l'horizon de la présence. Ni le passé ni l’avenir ne sont : l’un n’est plus, l’autre, pas encore

Et l’aporie, sur laquelle « dé-bouche » ici la tentative d’explication, touche non seulement l’essence du temps mais également l’être lui-même — l’être qui était précisément pour Hegel (dans La science de la logique) l’exemple insigne de ce « bien connu méconnu » que nous avons toujours à la bouche... Le latin dit en effet : « duo ergo illa tempora, praeteritum et futurum, quomodo sunt, quando et praeteritum iam non est et futurum nondum est ? » « Quomodo sunt », c’est-à-dire « comment sont-ils ? », « de quelle manière ? » ou « sur quel mode d’être ? »[6]. Au fond, à propos du passé et de l’avenir, Augustin demande : « quel est leur mode d’être ? » L’interrogation porte autant sur le « quoi » que sur le « comment », et plus encore sur ce dernier dont c’est l’incompréhensibilité qui conduit Augustin à interroger le premier. Si l’essence du temps est obscure, c’est précisément parce que son mode d’être vient bousculer la conception traditionnellement admise de l’être. La question augustinienne du temps rejoindrait-elle ici la question de l’être, ouvrirait-elle au questionnement ontologique : quel est le mode d’être de ce qui n’est pas ? Ne sourions pas devant l’apparente absurdité de cette question par laquelle Platon inaugura l’ontologie dans Le sophiste[7] et que, dans Etre et temps, Heidegger posa à nouveaux frais en rapport avec la question du temps, en bouleversant la conception traditionnelle de l’être déterminé depuis Platon comme « présence constante » en liaison, donc, avec le temps, mais seulement avec le présent. Une conception qui, dans Les Confessions, sous-tend le questionnement « chrono-logique » orienté sur le présent.

Toutefois, ce serait une illusion de croire qu’ici Augustin pose explicitement la question ontologique. Heidegger s’est précisément distingué au XXe siècle par la réouverture de ce questionnement ontologique refermé depuis Platon (et avec Platon qui pourtant l’avait ouvert) dans l’oubli de l’être et l’oubli de cet oubli oblitéré par la consécration de l’être comme présence constante. Au reste, si nous n’isolons pas la question posée à la ligne 9 : « Il y a donc deux temps, le passé et l’avenir ; mais que sont-ils... ? », si nous ne la coupons pas de sa justification (« puisque le passé n’est déjà plus, et que l’avenir n’est pas encore »), nous voyons bien que le propos d’Augustin est autre. Prise en entier, la question posée aux lignes 9-10 a vocation à être aporétique : « Il y a donc deux temps, le passé et l’avenir ; mais que sont-ils, puisque le passé n’est déjà plus, et que l’avenir n’est point encore ? » Réponse implicite : si l’on s’en tient là, le temps — du moins si on le considère sous l’angle du passé et de l’avenir — n’est pas.

Bien entendu cette réponse nihiliste à la question de l’essence du temps n’est que provisoire : elle est propédeutique, préparatoire : elle est une fausse réponse dont la mise en évidence doit, par élimination ou déblaiement, préparer la découverte de la vraie réponse recherchée. Ici Platon est repris : le non-être n’a pas d’autre être que l’autre du même, de l’être en tant qu’il est le même que lui-même (Platon, Le sophiste, 256 d), c’est-à-dire en tant qu’il est véritablement ou constamment présent, subsistant, auprès de lui-même, dans l’identité absolue à soi. Le temps n’est pas le passé qui n’est plus, ni l’avenir qui n’est pas encore. Il est autre chose. La question devra donc resurgir de savoir ce que sont le passé qui n’est plus (présent) et l’avenir qui n’est pas encore (présent) ; car si le non-être est l’autre du même, il n’est que relatif, puisqu’en lui-même l’autre est. Sans cela, selon le ch. 17, il serait tout à fait impossible de (re)voir le passé comme de (pré)voir l’avenir. Or souvenir et prévision sont des faits de notre expérience. Qu’est donc en l’occurrence l’autre en lui-même ? La question devrait consister à se demander ce qu’est en lui-même l’autre du présent subsistant. Si Saint Augustin posait cette question, et s’il l’assumait jusqu’au bout de la pré-compréhension métaphysique de l’être qui la sous-tend, peut-être alors nous ferait-il assister à une réouverture de la question ontologique avec celle de la question « chrono-logique ». Mais ce n’est pas dans cette voie que Saint Augustin va s’engager.

Du présent, Augustin dit (l. 10 et 11) qu’il passe au passé et que, si tel n’était pas le cas, c’est-à-dire « s’il était toujours présent, et ne tombait point dans le passé », alors il « ne serait plus le temps, mais l’éternité ». Nous voyons ici apparaître le contexte dans lequel Saint Augustin pense le temps. La question du temps s’insère dans le cadre théologique et même religieux et spirituel des Confessions (titre à prendre dans le triple sens de : aveu des péchés, profession de foi, apologétique et louange). Le temps est pensé par référence à l’éternité divine. La défense de Dieu, au ch. 10, répond à trois arguments (manichéens entre autres) qui rendraient l’acte de la création incompatible avec l’éternité de Dieu : 1/ que pouvait bien faire Dieu avant la création ? s’il ne faisait rien, pourquoi en est-il venu à faire quelque chose ? 2/ Si un mouvement nouveau est apparu en Dieu, une volonté nouvelle de créer, comment parler d’une éternité véritable là où naît une volonté qui n’existait pas ? 3/ Et si de toute éternité Dieu a voulu l’existence de la créature, pourquoi la créature, elle aussi, n’est-elle pas éternelle ?

Augustin va résoudre ces faux-problèmes théologiques :

1. (ch. 12) Avant la création Dieu ne faisait rien. Car qu’eût-il fait sinon une créature ?

2. (ch. 13) On ne peut concevoir un temps antérieur à l’existence du monde, car Dieu a créé l’un avec l’autre : « avant » la création il n’y a pas d’avant.

3. (ch. 14) L’éternité divine est en dehors du temps : dans l’éternité rien n’est successif : elle est le nunc stans, l’éternel présent (c’est-à-dire le maintenant subsistant). Dans le temps tout est successif. Si nous avons du mal à penser cette différence, c’est que notre intelligence, affectée par son incarnation depuis la chute, n’est pas assez stable pour comprendre l’éternité. Comme dans le Phèdre de Platon, elle est distraite : tirée, attirée vers la terre qu’elle lorgne ou lorgnait, faute qui l’a précipitée hors de la voie de Dieu ou des Dieux, à terre, dans la chair, le temps, le labeur, la mort.

Le principe général de ces réponses, c’est la foi en Dieu créateur (« Au commencement, – Augustin dit “dans le principe” – Dieu créa le ciel et la terre », Genèse, 1.1 ; cf. Confessions, XI, ch. 3). C’est la confession (en son triple sens) et de la foi et du péché d’ignorance qui se retourne en louange. Sans doute la foi ne permet-elle pas de tout comprendre, de lever tous les mystères — et Augustin le dit et le répète sur le mode de la complainte et de la louange : Dieu est connaissable mais incompréhensible.

Le mystère doit permettre de préserver l’éternité de sa confusion avec le temps et de sauvegarder le dogme de la création divine de la terre et des cieux, souci apologétique et ici premier souci d’Augustin. Mais ce voilement ne lève-t-il pas en même temps un autre voile, ne révèle-t-il pas l’oubli de l’être en tant qu’il est lié au temps ? En effet, que nous dit exactement Augustin du mode d’être du présent temporel après nous avoir persuadé qu’il n’était pas éternel ?

Lignes 13-15 : « Or, si le présent n’est temps que parce qu’il tombe dans le passé, comment pouvons-nous dire qu’il est, lui qui n’a d’autre cause de son existence que la nécessité de la perdre bientôt ? Donc, nous ne pouvons dire avec vérité que le temps existe que parce qu’il tend à n’être plus ».[8] Le présent, en tendant vers le passé dans lequel il finit par passer, tend vers le non-être puisque, nous le savons, le passé est le présent qui n’est plus. Certes le présent est, dit bien Augustin, et cela le distingue au moins du passé et du futur qui ne sont jamais, puisqu’avant de passer, de devenir passé et donc de n’être plus, le présent n’est pas encore le passé ; et que, par ailleurs, le futur n’est pas, c’est-à-dire pas encore, tant qu’il n’est pas advenu, tandis qu’advenu il n’est plus futur mais présent. Cependant, si le présent est, il est à la manière des paroles filles du temps (cf. supra note 5), son mode d’être évanescent confine au non-être auquel il est essentiellement voué. N’est-ce pas, cette fois, reconnaître un autre mode d’être que le mode d’être de l’être compris comme présence constante dont le Dieu éternel de l’Ancien Testament est tenu pour le principe même : Yahvé : celui qui est (Exode, 3, 14 : « je suis celui qui suis ») ? Oui et non.

Oui, en ce sens que Augustin n’a cessé de dire que la création et le temps n’étaient pas éternels comme le créateur. Mais non, parce qu’il n’accomplit pas davantage ici le geste par lequel il a commencé à dévoiler l’oubli de l’être en tant qu’il est lié au temps. Au contraire, Augustin va re-couvrir ce qu’il vient à peine de commencer à découvrir, en réaffirmant que seul ce qui est présent, et toujours présent, est. Et il ne peut en aller autrement car la compréhension de l’être comme pro-duction inapparaissante et du temps comme temporalisation à partir de l’avenir appartient à un moment de l’Histoire de l’être. Elle est pour nous, lecteurs tard-venus d’Augustin, un événement récemment advenu qui à peine commence à se communiquer.

 

Dans les ch.15 et 16, Augustin pose le problème de la mesure du temps. Nous disons qu’il y a des temps longs et des temps courts, des temps doubles, etc. Mais, se demande Augustin, comment mesurer ce qui n’est pas (au sens toujours de ce qui ne demeure pas présent, maintenant), c’est-à-dire un passé ou un avenir longs ? Sur ce point la tradition s’accorde avec lui, depuis Aristote, qui déjà associait le temps mesurable à la grandeur, jusqu’à Bergson et Heidegger pour qui la mesure du temps suppose l’homogénéité de ce dernier, sa spatialité, et donc son étendue, sa présence, sa réduction au « main-tenant »[9] dérivé. Mais Augustin va plus loin encore, il montre que le présent lui non plus n’est pas vraiment mesurable, dans la mesure où il fuit sans cesse par fragments. La distraction du temps, la disjonction qui le tire en tous sens, est alors à son maximum, en droit illimité, puisque chaque instant, aussi bref ou long soit-il, peut se diviser en un passé, un futur et un nouveau présent, etc. S’il y a un présent, dit Augustin, c’est un point de temps indivisible, un atome de temps, mais celui-ci n’est alors pas mesurable, car il n’a pas d’étendue — l’étendue étant supposée indéfiniment divisible (l’hypothèse de son indivisibilité, quant à elle, bloquant le passage même du temps... cf. Bergson qui, reprenant les paradoxes de Zénon d’Elée, dira que le temps originaire, la durée n’est pas mesurable ni concevable, ni donc exprimable, car les mots comme les concepts spatialisent, figent ce qu’elle a de propre : l’écoulement).

Et pourtant, objecte Augustin au ch.16, c’est un fait que nous mesurons le temps et que nous le disons long ou court. Ici la familiarité revient en force contre la spéculation : l’autre de l’être (subsistant) résiste, et en particulier dans le langage. Mais cette résistance va être vite vaincue. C’est le temps en train de passer que nous mesurons par la conscience que nous en prenons. La réponse à la question de l’essence du temps vient d’être annoncée, bien qu’elle ne soit pas encore complètement articulée (elle ne le sera qu’au ch. 20) : c’est dans le présent de l’âme que nous mesurons le temps, et d’abord le temps présent, car l’être du passé et du futur n’est pas encore complètement établi. Il ne le sera qu’au ch.18, quand Augustin aura à nouveau (ch. 17) invoqué et le secours de Dieu et les faits de notre expérience du temps, et d’abord les faits de langage (les récits et les prévisions ou pré-dictions) contre le non-être du passé et du futur. Il apparaîtra alors qu’on peut concevoir passé et futur et qu’ils sont (présents) dans la représentation de notre esprit. La préconception traditionnelle de l’être l’aura emporté sur l’explicitation authentique de l’expérience.[10] D’où, au ch. 18, le « savoir minimal » refait son apparition en écho à sa première expression (l. 6-9) ; mais tandis que l’on pouvait penser qu’ici, en dépit de son assurance, il ménageait encore une place à « l’entrée en présence » (« Cependant j’affirme avec assurance qu’il n’y aurait point de temps passé, si rien ne passait… »), là il affirme brutalement la présence comme unique mode d’être ; être, c’est bien désormais être présent, là-devant (prae-ens) : « Si l’avenir et le passé existent, je veux savoir où ils sont. Si je ne puis encore le savoir, je sais cependant cependant qu’en quelque lieu qu’ils soient, quels qu’ils soient, ils n’y peuvent être que comme présents. Car s'ils sont à venir, ils ne sont pas encore ; s'ils sont passés, ils ne sont déjà plus. En quelque lieu donc qu'ils soient, quels qu'ils soient, ils n'y peuvent être que comme présent. » (ch. 18, alinéa 1 ; c’est nous qui soulignons). Dans le même mouvement, la conception traditionnelle du temps héritée des Grecs prend le dessus : le temps spatialisé, à partir du maintenant (de la mesure[11]), triomphe du temps vécu ; plus haut (ch. 13), il tendait déjà à s’imposer comme paradigme de l’éternité : « Toutes tes années sont immobiles < c’est-à-dire non successives >, parce qu’elles existent toutes à la fois < c’est-à-dire simultanément > ; les unes ne sont pas poussées par les autres parce qu’elles ne passent pas... » (ch. 13, alinéa 3).

Viennent ensuite les explications psychologiques :

– (ch. 18) : la mémoire des images (traces mnésiques dans l’esprit des choses appréhendées par les sens) formulées en mots.

– (ch. 18) : la préméditation de l’action ; Augustin revient sur la prévision et la prédiction : ce que l’on voit ce sont les causes ou les signes présents des événements futurs que l’on prévoit et prédit ainsi que les images de ces derniers et non ces événements eux-mêmes qui ne sont pas encore (ex. : je perçois l’aurore et j’annonce le lever du soleil).

Nous ne développerons pas ici ces explications. Remarquons seulement que 1/ elles sont héritées du matérialisme sensualiste (peu conforme à la tradition idéaliste dans laquelle Augustin s’inscrit) et 2/ qu’elles confirment l’impuissance d’Augustin à penser l’essence du temps en tant que temps, car a/ les empreintes mnésiques (présentes) du passé, pas plus que ses traces matérielles extérieures, ses vestiges, ne sauraient suffire à expliquer ni la persistance ni l’acte de reconnaissance du passé (qui, en lui-même, rappelons-le, n’est plus) ; ces empreintes ne nous mettent jamais qu’en présence du présent... b/ l’anticipation de l’avenir (préméditation mais aussi prédiction et prévision) est pensée comme répétition du passé[12] (une conception qui trouve rapidement ses limites dès lors qu’il s’agit de penser le temps lui-même et non plus le temps de la (re)production...) ; le temps apparaît bien ici comme l’image mobile de l’éternité...

 

Une première conclusion de la recherche s’impose donc (cf. ch. 20) : l’être du temps est bien le présent (le présent stable, et non pas le présent évanescent) ; mais plutôt que du temps, il faut parler des temps car il y a le présent du passé, le présent du présent et le présent du futur. Et c’est dans l’âme qu’il faut chercher ces présents sous la forme de la mémoire, de la perception et de l’attente. La réponse d’Augustin est nouvelle en ce qu’elle a de psychologique. Certes Aristote avait déjà dit dans le livre IV de la Physique (215 et sv.) que le temps ne pouvait être compté sans l’âme, mais le temps était pour lui « le nombre du mouvement » (déplacement le long d’un certain nombre d’intervalles bornés par des instants selon la relation de l’avant et de l’après) ; il faisait donc dépendre le temps principalement de la nature et du cosmos. Or Augustin affirme que le temps n’est pas le mouvement (ch. 23). Au ch. 24, il reconnaît certes que le temps est le nombre du mouvement, mais pour lui le mouvement peut être modifié, sa vitesse ralentie, voire arrêtée (Josué arrête le mouvement du soleil sur la ville de Gabaon). Il y a chez Augustin une perte de la référence cosmologique. Et en ce sens, il convient de noter qu’avec Augustin commence l’idéalisation du temps, voire son intériorisation subjective, qu’il n’accomplit toutefois pas encore, qui demeure équivoque. Car plus essentiel encore est — au fil des chapitres, au fur et à mesure que s’affirme la perte du temps « physique » — le glissement de la mobilité du temps dans l’illusion : « Je vois donc que le temps est une certaine extension ; mais le vois-je en effet, ou n’est-ce qu’une imagination ? » (ch. 23).

D’où le problème se complique à partir de la relance de la question de la mesure au ch. 21. S’il n’y a de mesure que dans l’espace, dans quel espace mesurons-nous le temps ? La solution viendra aux ch. 26, 27, 28 : le temps est une distension de l’âme (distensio animi). Mais ici l’âme se disjoint d’elle-même, elle se distrait, au sens fort que lui accorde Jean-Toussaint Desanti dans ses Réflexions sur le temps[13], et cette distraction rend nécessairement imparfaite l’intensio animi (la tension interne à l’âme qui vise le rassemblement de la triplicité du temps dans l’unité du présent stable, comme l’âme tend vers son propre recueillement dans l’unité de la Trinité). L’éternité demeure le point de référence (inaccessible aux créatures) de la saisie du temps... Il conviendrait donc en toute rigueur de distinguer 1/ l’éternité, 2/ le temps d’avant la chute, créé par Dieu, qui est une juxtaposition d’instants, non successifs pour Dieu, 3/ le temps d’après la chute, qui passe tel que nous l’éprouvons, instant après instant, à la limite de l’illusion, auto-affection de l’âme pécheresse, impuissante, par sa faute, à se hisser — dans son extensio animi vers Dieu (dans sa tension à l’extérieur d’elle-même vers lui) — à une vision stable et totale de la création, à l’égal de l’intelligence créatrice. Voir les chapitres où Augustin parle des années de Dieu, de la création du temps, de l’intelligence divine du temps comparée à l’intelligence d’un chant, avec cette différence (entre notre intelligence du temps, fût elle extrême, et celle de Dieu) que l’intelligence créatrice de Dieu n’est jamais passée par des étapes distinctes ; le mystère de Dieu s’épuise dans cette différence (cf. ch. 31, Conclusion du Livre XI). Et dans cette différence aussi se perd l’être du temps en tant que temps. Les « replis » des secrets divins (cf. ch. 31) redoublent les « plis » de notre notion familière du temps. La tentative d’expliquer le temps s’exténue ici, au seuil du divin — de l’expliquer au sens du dépliement quasi- ou pré-phénoménologique de la conscience du temps vécu.

Mais sous la plume d’Augustin « expliquer » a encore le sens de « fournir la cause » ou d'« être la cause ». C’est ce sens que dans le dernier alinéa du texte de notre exergue il se demande : « comment pouvons-nous dire qu’il est, lui [le passé] qui n’a d’autre cause de son existence [cui causa, ut sit] que la nécessité de la perdre bientôt ? ». Le problème est ici de rendre raison de l’existence du temps dont la contingence et la corruptibilité (ce qui « passe ») sont inconcevables ou inacceptables.

Certes Augustin refuse le modèle démiurgique du Timée : la création n’est pas une fabrication. Mais ce rejet intervient au chapitre 5, au début donc du Livre XI (ch. 3-10) où il s’agit de battre en brèche l’hérésie anti-créationniste par l’argument que nous savons de l’appartenance intégrale du temps au créé et de l’impossibilité conséquente de l’assujettissement du Verbe au temps. Dans le chapitre 5, Augustin est amené à distinguer la création divine de la production artificialiste par ceci que la première est ex nihilo tandis que la seconde travaille toujours sur une matière qui lui préexiste.

Malgré ce distinguo l’éternité divine n'en demeure pas moins conçue à l’image du temps lui-même conçu à l’image du maintenant. Dans ce jeu d'images en regard dont se perd le modèle, l'éternité apparaît comme la raison suffisante qui consolide le prae-ens, pérennise l’état des choses présent. C’est dans la raison divine que les choses temporelles sont connues, soutient Augustin au chapitre 8. Aussi loin et aussi authentiquement puisse-t-il s’engager pour la sacralisation de son Dieu, pour sa séparation, son secret, son mystère, engagement dont le chapitre 31, conclusion du Livre XI, est l’expression mystique, nous restons convaincus qu’Augustin perpétue l’onto-théologie platonicienne. Mutatis mutandis, le Dieu d'Augustin nous fait irrésistiblement penser au démon laplacien : « Une intelligence qui, pour un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d'ailleurs elle était assez vaste pour soumettre ces données à l'analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l'univers et ceux du plus léger atome : rien ne serait incertain pour elle, et l'avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »[14]

 

Si nous connaissons le temps, c’est qu’il est dans notre âme, mais si nous ne le comprenons pas, c’est en dernier ressort qu’il n’a que l’être d’une image dont nous ne pouvons saisir entièrement l’essence dans son modèle. Le problème philosophique qui surgit alors est celui du statut ontologique de l’image : un problème que Platon avait déjà rencontré (dans sa poursuite de l’essence du sophiste, simulacre du philosophe) mais auquel il n’était pas parvenu à donner une autre solution que celle du non-être interprété comme autre de l’être :

« Théétète : Quelle définition donnerons-nous de l’image, Etranger, autre que de l’appeler un second objet pareil rendu semblable au vrai ? — L’Etranger : Ton “second objet pareil” veut-il dire un objet vrai, ou que veux-tu dire avec ce “pareil” ? — Théétète : Absolument pas un vrai, bien sûr, mais un qui ressemble. — L’Etranger : Mais, par le vrai, tu entends un être réel ? — Théétète : Oui, certes. — L’Etranger : Eh quoi ? Par le non-vrai, tu entends le contraire du vrai ? — Théétète : Comment donc! — L’Etranger : Ce que tu appelles le ressemblant est donc pour toi un non-être irréel, puisque tu l’affirmes non-vrai. — Théétète : Il a quelqu’être pourtant. — L’Etranger : Pas un vrai être, en tout cas, d’après toi. — Théétète : Assurément non ; mais seulement un être de ressemblance. »[15]

C’est le statut impossible[16] de cet être de ressemblance, de cet être non vrai mais être pourtant, dont tout l’être est de n’être pas ce qu’il paraît être, que le Livre XI confère finalement au temps en tant que temps.

 

Fabien Grandjean, 1996

 

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Le jeu de tension des trois dimensions temporelles (Heidegger)

Le temps apparaît comme la succession des maintenants – desquels chacun, à peine nommé déjà s’évanouit dans le « moment d’avant » et déjà se fait chassé par le « moment d’après ». Kant dit, parlant du temps ainsi représenté : « Il n’a qu’une seule dimension » (Critique de la raison pure A 31, B 47). C’est bien le temps entendu comme le coup sur coup dans la suite des maintenants que l’on a dans l’idée lorsqu’on mesure et calcule le temps. Le temps calculé, nous l’avons devant nous, à pouvoir immédiatement le palper – du moins telle est l’apparence – quand nous prenons en main la montre, le chronomètre, quand nous jetons le regard sur la position des aiguilles [...]. Nous disons « maintenant », et nous avons dans l’esprit le temps. Mais nulle part, attenant à la montre qui nous donne l’heure, nous ne trouvons le temps, ni sur le cadran, ni dans le mouvement […].

Perpétuellement, l’absence vient à nous, comme ce qui nous regarde. D’abord en ceci que bien des choses ne se déploient plus à notre rencontre selon le mode de déploiement tel que nous le connaissons, c’est-à-dire au sens du déploiement de présence [...]. Cet être du passé ne s’abîme pas, comme ce qui simplement a cessé d’être, hors du maintenant d’autrefois. L’avoir-été (en tant qu’être du passé) se déploie bien plutôt à notre rencontre, quoique sur son mode propre. Dans l’avoir-été, c’est l’approche d’un être qui est procurée.

Mais l’absence nous regarde et vient à nous encore dans le sens du non-encore-présent, sur le mode du déploiement à notre rencontre, entendu au sens du venir-sur-nous de l’avenir [...]. Dans l’à-venir, dans le venir-sur-nous, l’approche d’un être qui est procuré.

[...] L’unité des trois dimensions temporelles repose dans le jeu par lequel chacune se tient et se tend pour chacune. Ce jeu de tension s’avère comme la véritable porrectiona, celle qui joue dans le propre du temps, donc en quelque sorte comme la quatrième dimension…

[…] Ce qu’en énumérant nous nommons la quatrième dimension […] est la première […]. Elle apporte dans le survenir, dans l’avoir-été, dans le présent, l’avancée d’être qui chaque fois leur est propre, elle les tient – faisant éclaircie – les uns hors des autres, et les tient ainsi les uns pour les autres dans la proximité à partir de laquelle les trois dimensions restent rapprochées les unes des autres. C’est pourquoi […] nous la nommons : la proximité approchante […]. Mais elle approche l’avenir, l’avoir-été, le présent les uns des autres dans la mesure où elle libère et déploie un lointain. Car elle tient ouvert l’avoir-été tandis qu’elle empêche sa venue comme présent. Cet approchement de la proximité tient ouvert le sur-venir depuis l’avenir en ce que, dans le venir, elle réserve la possibilité du présent. La proximité approchante a le caractère de l’empêchement et de la réserve.

M. Heidegger, « Temps et être »b, Questions IV, Gallimard, 1976, pp. 27-28, 30-31, 34-35.

a. « Porrection » vient de l’ancien français : « porriger » : tendre, présenter.

b. Titre d’une conférence de 1962 à ne pas confondre avec celui du livre majeur de Heidegger : Etre et temps (1927).

 


[1]. Nos citations du Livre XI des Confessions sont extraites de la traduction trad. Péronne et Ecalle (éd. Louis Vivès, Paris, 1870) remaniée par P. Pellerin (Nathan, 1998), partiellement disponible (ch. 10-20) sur le site du LOG (Lycée ouvert de l’académie de Grenoble). Pour une édition en ligne complète des Confessions, cf. la trad. Moreau (1864) disponible sur le site de l’Abbaye Saint Benoît de Port-Valais.

Nota bene : les numéros des chapitres sont notés en romain, mais nous les indiquons en arabe pour des raisons de lisibilité.

[2]. Les deux dernières phrases sont difficiles. La traduction Joseph Trabucco (GF n°21, Paris, 1964) donne : « Si donc le présent, pour être un temps, n’existe que pour virer au passé, quelle sorte d’être lui attribuerons-nous, lui dont la raison d’être est qu’il ne sera pas, puisque nous aurions tort de l’appeler temps, s’il ne visait pas à ne pas être ? »

[3]. La numérotation des lignes indiquée entre parenthèses renvoie toujours au texte des Confessions (Livre XI, ch. 14) cité en exergue.

[4]. De Magistro (Du Maître) est un dialogue d’Augustin qui fait écho au Ménon, un dialogue de Platon qui démontre principalement qu’apprendre c’est se ressouvenir. Ainsi le De Magistro soutient-il, à la croisée des questions du langage et de l’enseignement, que « les hommes se trompent en appelant maîtres ceux qui ne le sont pas du fait que, la plupart du temps, il n’y a aucun délai entre le moment de la parole et celui de la connaissance. Recevant l’enseignement intérieur aussitôt après l’avertissement de celui qui parle, ils croient l’avoir reçu de cet homme qui les avertit du dehors » (XIV, 45). Le « maître » n’est qu’un « moniteur », celui qui avertit…

[5]. À propos des paroles du Verbe créateur rapportées par des hommes, Augustin, s’adressant à Dieu, écrit au ch. 6 qu’elles furent « l’expression d’un être créé qui servit dans le temps d’organe à ton éternelle volonté » et que « ces paroles, filles du temps, ont été transmises par les oreilles du corps, à l’esprit intelligent, dont l’oreille intérieure s’ouvre à ta parole éternelle. Mais en comparant ces paroles qui résonnent dans le temps avec ta parole que tu produis dans un éternel silence, il s’est dit : Quelle distance énorme les sépare ! Les unes sont infiniment au-dessous de moi, elles ne sont même pas, puisqu’elles passent et s’évanouissent ; mais la parole de mon Dieu est au-dessus de moi, et demeure éternellement » (nous soulignons).

[6]. La traduction Arnaud d’Andilly (1649) est ici plus fidèle : « En quelle manière sont donc ces deux temps, le passé, et l’avenir ; puisque le passé n’est plus, et que l’avenir n’est pas encore ? ». Cf. Lire les philosophes, sous la direction de Gérard Chomienne, HACHETTE (1998), p. 133-156 pour l’ensemble du Livre XI et p. 136 pour l’occurrence.

[7]. Si la question de l’être du non-être surgit dans ce dialogue (en 241b et sv.), c’est précisément parce que le sophiste, dont Platon cherche l’essence, est, en tant qu’imitateur et illusionniste, celui qu’il n’est pas (un sage et un maître), et que tout son pseudo-art se résume à faire passer ce qui est pour ce qui n’est pas et ce qui n’est pas pour ce qui est… Avec la question de l’être du non-être, c’est donc également celle de l’essence de l’image qui est posée…

[8]. Trabucco (GF) indique quant à lui : « Si donc le présent, pour être un temps, n’existe que pour virer au passé, quelle sorte d’être lui attribuerons-nous, lui dont la raison d’être est qu’il ne sera pas, puisque nous aurions tort de l’appeler temps, s’il ne visait pas à ne pas être ? »

[9]. « Maintenant » signifie proprement : qui tient dans la main. Nous comprenons de là que la conception usuelle du temps (celle de l’agenda – les « choses à faire » –, des calendriers, des montres ou, en général, de tous les instruments de mesure) est dérivée de notre usage des choses sur le plan horizontal de nos projets de production. Cf. infra la note 11 et le texte de Heidegger donné in fine.

[10]. En fait, Augustin ne peut répondre à la « vérité » (révélation) de l’existence du temps invoquée à la ligne 15. Il ne peut la penser, faute d’une réouverture de la question ontologique.

[11]. Cf. ici Bergson dénonçant l’illusion cinématographique, engendrée par le transfert illégitime à la spéculation (à la connaissance du réel) des procédés de l’intelligence fabricatrice faits pour la pratique (cf. L’évolution créatrice, ch. IV).

[12]. Les choses ne sont sans doute pas aussi claires dans le ch. 18 (début du deuxième alinéa) : « En est-il de même quand on prédit l’avenir, et les choses qui ne sont pas encore nous sont-elles représentées par des images ? Je confesse, ô mon Dieu, mon ignorance sur ce point » ; cf. la traduction plus explicite de Trabucco (GF) : « Les événements qui ne sont pas encore, sont-ils représentés à l’avance dans notre esprit par des images existantes ? J’avoue, Mon Dieu, que je l’ignore. » Et Saint Augustin se contente alors de s’appuyer sur la préméditation pour soutenir que le futur est présent dans notre esprit tout en n’étant pas en lui-même, ou, pour le dire autrement, comme Augustin le dit lui-même, que la préméditation appartient au présent, tandis que l’action elle-même ne l’est pas encore. Mais, plus bas (dernier alinéa), Augustin est plus catégorique à propos de la prédiction : si je n’avais pas une image mentale du lever du soleil lui-même, comme à cet instant où j’en parle, il me serait impossible de le prédire. Or d’où vient cette image sinon du souvenir, c’est-à-dire de l’empreinte mnésique des impressions ou affections passées ? Et il serait vain de dire qu’il ne s’agit ici que d’un futur proche (le lever du soleil à l’aurore), car aussi proche soit le futur, il n’est pas encore présent... en sorte que le signe (l’aurore) annonce toujours ce qui n’est pas (présent). Nous remarquerons enfin que le rôle paradigmatique joué ici par la préméditation confirme l’origine pratique, et donc la nature dérivée, de la conception augustinienne du temps.

[13]. Réflexions sur le temps (Variations Philosophiques 1 – Conversations avec Dominique-Antoine Grisoni), Grasset, 1992, collection « Figures », p. 77-8.

[14]. Pierre-Simon Laplace, Essai philosophique sur les probabilités (1814).

[15]. Platon, Le sophiste, 240 a-b. 14.

[16]. — Si, en effet, la réalité de l’image (du « second objet pareil ») est la même que celle de son modèle, alors soit l’image est ce modèle lui-même, soit elle lui est identique tout en existant séparément de lui. Mais dès lors, et dans les deux cas, il n’y a plus de sens à parler d’une « image de ».

              — Si, en revanche, l’image est bien en quelque façon de l’ordre de la ressemblance, alors elle doit être différente de l’objet auquel elle ressemble et, donc, saisissable dans sa réalité propre. Mais, dès lors, il n’est plus possible de définir l’image par sa seule « ressemblance à ».
 

Image : L’impétueuse lenteur d’être – Chronique Zen, par Michelle Bourque

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Lecture des Confessions de Saint Augustin, Livre 11 (Sur le temps), Chapitre 12, 13, 14 et 20, par Thomas de Châtillon sur Littérature Audio.com

On peut entendre également sur ce site la lecture:

  • du livre II : Le vol des poires
  • du livre IV : Les créatures qui passent ne peuvent nous donner le bonheur
  • du livre VIII : La conversion d’Augustin, le combat de la volonté de l’âme contre les chaines de l’habitude
  • du livre X (chapitres 6 et 7) : Qu’est-ce que Dieu ?
  • du livre X (chapitre 23) : Que le bonheur est inséparable de la possession de la vérité
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Le devenir moderne du "sens" du temps déterminé par Augustin