Du contrat social vercorien (Nathalie Gibert-Joly)

Capture d'écran du site de Nathalie Gibert-Joly consacré à Vercors.

Intéressant article de Nathalie Gibert-Joly sur une lettre de Vercors à Pierre Ryaniol (du 7 septembre 1966) qui tourne autour de la dyade travail/skholé.

«Quoi faire?», demandait encore il y a peu Frédéric Lordon cité par N. Gibert-Joly dans le prolongement de son analyse. En 1966 Vercors pensait que cette question ne se poserait plus «après-demain»... si toutefois, ajoutait-il, on faisait ce qu'il fallait pour cela. Mais voilà, on ne l'a pas fait. Et quoi donc? Rompre, dès l'École, avec le productivisme ou le «vivre pour produire» et, plus profondément, avec l'oblitération, le refoulement de la question du sens du vivre par ce sens du travail obscurément divertissant mais aussi par son inverse, consumériste, expressément finalisé par le loisir : produire pour vivre. Fausse alternative – incapable du reste, nous le voyons aujourd'hui, d'aucune alternance politique – dont Vercors souhaitait voir affranchie la spécifité qui nous distingue de l'animal (thème central chez Vercors selon N. G.-J.): la recherche de la vérité ou, dans ses propres termes et sous l'invocation d'Aristote: le «vivre pour savoir».

Faisant ainsi œuvre de philosophe, Vercors critique la conception marxienne du mode d'existence dans la société communiste libérée par la machine. Les choses ne sont certes jamais dites ainsi dans la lettre à Pierre Ryaniol, mais tel passage («"Je vis pour la musique" ou "la peinture" ou "la lecture" ou "la pêche à la ligne"», mais «la musique, la peinture, la lecture ou la pêche pour quoi?») n'est pas sans rappeler certaines formules célèbres de l'Idéologie allemande de Marx et Engels («c'est la société qui règle la production en général et qui me permet ainsi de faire aujourd'hui telle chose, demain telle autre, de chasser le matin, de pêcher l'après-midi, de m'occuper d'élevage le soir et de m'adonner à la critique après le repas...»). Cependant, comme le montre Nathalie Gibert-Joly le long de plusieurs parcours contextuels, Vercors, loin de passer vainement par-dessus les questions marxistes des modalités socio-économiques de l'exploitation capitaliste, en atteint bien plutôt le cœur.

Et si Vercors croit lui-même dans le pouvoir libérateur de la machine, bien qu'il le juge insuffisant voire illusoire quand il est tenu pour suffisant, et s'il rejoint Hannah Arendt dans sa relégation du travail (re)productif au rang du bios ou de zoé, si pour lui l'homme n'est pas un animal laborans, mais plutôt un animal métaphysique, c'est encore en un sens dans le travail, pour lui comme pour Arendt, que se cherche et se trouve la vérité. La quête du savoir est une mise en œuvre collective et personnelle qui seule peut nous permettre de vivre et d'exister en esprit.

«Le travail tel que l'écrivain le conçoit, écrit Nathalie Gibert-Joly, se situe dans une éthique collective, celle de la recherche, dans tous les domaines, du sens de l'homme. Le travail aliénant supprimé serait remplacé par un travail d'un autre ordre, dans une mutualisation des capacités et des intérêts, chacun dans sa spécialité, mais tous dans le même objectif. Se libérer du travail aliénant, ce serait pour Vercors avoir l'opportunité de stimuler la fonction cérébrale de l'homo interrogans sorti des brumes de l'animal laborans. Le loisir ne serait plus le divertissement, mais la skholé de type antique. Une skholé néanmoins moderne, non réservée à une minorité, mais accessible au plus grand nombre». LIRE L'ARTICLE