Hommage à Charlie Hebdo frappé à mort pour avoir défendu la liberté d'expression

       «Je préfère mourir debout que vivre à genoux», Charb 2012.
 

 

Archive : A "Charlie Hebdo", on n'a "pas l’impression d’égorger quelqu’un avec un feutre"

Le Monde.fr | 20.09.2012 à 11h10  • Mis à jour le 07.01.2015 à 16h19

La rédaction de l'hebdomadaire jure ses grands dieux ne pas avoir voulu faire un coup éditorial.

Après l'attentat mené mercredi 7 janvier dans les locaux de Charlie Hebdo, nous republions cet article de septembre 2012.

Ce n'est pas encore Fort Chabrol, mais ça y ressemble presque. Mercredi 19 septembre, un car de CRS campe devant les locaux qui abritent Charlie Hebdo, au quatrième étage d'un immeuble moderne, près de la porte de Bagnolet à Paris. Curieux comité d'accueil devant un journal qui se moque régulièrement des forces de l'ordre. A l'entrée, trois policiers en civil vérifient l'identité des visiteurs.

Le jeune homme qui tient d'ordinaire la réception s'est transformé en attaché de presse. Tel un aiguilleur, il oriente les journalistes du monde entier qui téléphonent ou débarquent chez Charlie. Il distribue des Post-it violets à toute la rédaction avec des annotations, des rendez-vous. "Il y a une journaliste de la télé israélienne qui veut t'interviewer par Skype, dit-il à Charb, l'entretien peut se faire en français." Le directeur de la publication de Charlie Hebdo est fatigué. Il a dormi trois heures cette nuit. Charb est préposé à répondre aux journalistes qui défilent depuis le matin dans la grande salle où se tient tous les mercredis la conférence de rédaction. "Personne ne veut répondre aux journalistes, ça fait chier tout le monde. Je suis le seul à le faire et je prends du retard dans le boulot", grommelle-t-il.

Il le fait quand même car il ne veut pas qu'on raconte "n'importe quoi". S'il y a bien une expression qu'il ne supporte plus, c'est "jeter de l'huile sur le feu". Il en veut surtout aux politiques. A Laurent Fabius et Jean-Marc Ayrault, qui ont trouvé que le journal allait trop loin. A Rama Yade qui a parlé de "la 'une' de trop". "L'emballement médiatique est dû à la réaction du gouvernement. Tous ces gens qui s'indignent sans nous avoir lus, j'ai juste envie de leur péter la gueule."

Au passage, Charb rappelle que M. Hollande était venu témoigner en faveur de Charlie Hebdo au procès des caricatures, en 2007. Le réceptionniste-attaché de presse passe une tête. C'est une télé canadienne qui voudrait une interview pour ce soir. "Pas possible, répond Charb, je suis déjà pris à cette heure-là."

CHARB : "IL FAUT CONTINUER JUSQU'À CE QUE L'ISLAM SOIT AUSSI BANALISÉ QUE LE CATHOLICISME"

Charlie Hebdo prétend ne pas avoir voulu faire un coup éditorial en publiant ses caricatures du Prophète. L'hebdomadaire voulait simplement réagir à l'actualité, celle d'un film islamophobe, L'innocence des musulmans, qui déclenche de sanglantes manifestations dans le monde musulman. "Lundi soir, la préfecture de police de Paris nous a appelés après le bouclage pour savoir si nous avions représenté le prophète Mahomet, se souvient Charb. Nous leur avons envoyé la “une” et la dernière page." Charlie a ensuite transmis la "une" par e-mail à quelques journalistes, comme il le fait à chaque fois. Et le buzz a commencé sur les réseaux sociaux.

"Ces emballements ont toujours lieu à propos de la même religion, se désole Charb. On prépare le 1058e numéro de Charlie. Il n'y a que trois “une” qui ont fait scandale, toujours sur l'islam. On peut représenter le pape en train d'enculer une taupe, il n'y a aucune réaction. Au pire un procès."

Faut-il continuer à se moquer de la religion musulmane ? Pour l'hebdomadaire satirique, la réponse est oui, sans hésitation. "Il faut continuer jusqu'à ce que l'islam soit aussi banalisé que le catholicisme", assène Charb avec l'assurance d'un prédicateur. "Nous avons brisé les deux tabous que sont Eros et Thanatos, mais il reste celui des religions", affirme le dessinateur Luz. "Si on dit aux religions: “Vous êtes intouchables”, on est foutus", renchérit Gérard Biard, rédacteur en chef.

S'il est un sujet qui cimente la rédaction, c'est bien celui de l'anticléricalisme. "L'attaque contre toutes les religions, c'est ce qui constitue notre identité, constate Gérard Biard. La rédaction comprend des anarchistes, des écolos, des communistes, des trotskystes, des socialos. Mais on est tous d'accord sur le fait religieux. Et je pense que nous sommes tous athées."

A l'élection présidentielle, un scrutin avait été organisé dans la rédaction. Jean-Luc Mélenchon était arrivé en tête, suivi par François Hollande. "Difficile de dire qu'il y a une ligne à Charlie Hebdo. Nous sommes le journal de la gauche plurielle, étendue à l'extrême gauche", résume Charb.

Charlie a pourtant connu des divisions dans le passé. Le départ de Philippe Val, ancien directeur de la publication nommé patron de France Inter en 2009, a laissé des traces. Charb n'a plus aucun contact avec lui. "C'est la vitesse de son évolution qui m'a surpris. Je l'ai connu donnant des concerts pour la Fédération anarchiste et ensuite ami de Sarkozy…" Pourtant, même à l'époque de Philippe Val, où les débats étaient parfois houleux, la publication des caricatures de Mahomet en 2006 n'a soulevé aucune discussion.

Aujourd'hui, les débats les plus vifs en comité de rédaction portent sur l'abolition de la prostitution ou la légalisation des drogues. Charb assure que l'islam n'est pas l'obsession de Charlie Hebdo. Il en veut pour témoins les récentes "unes" affichées à côté de son bureau, qui se moquent de l'ancien président de la République. "Si nous avons eu une obsession au cours de cette année 2012, c'est plutôt Sarkozy…"

Depuis l'incendie des locaux de l'hebdomadaire en 2011, le dessinateur et plusieurs de ses collègues ont dû s'habituer à la présence de policiers à leurs côtés. "En un an, on a épuisé une vingtaine de gardes du corps", s'amuse-t-il. Avec ses lunettes de myope et son T-shirt rayé, le directeur de Charlie traîne un air d'adolescent attardé. Pourtant, c'est crânement qu'il déclare n'avoir pas peur d'éventuelles représailles. "Je n'ai pas de gosses, pas de femme, pas de voiture, pas de crédit. C'est peut-être un peu pompeux ce que je vais dire, mais je préfère mourir debout que vivre à genoux."

70 000 EXEMPLAIRES DE PLUS VENDREDI

Les représailles ont déjà commencé. Le site de Charlie a été piraté. Une plainte a été déposée au parquet de Paris pour "provocation à la haine". Elle émane d'une organisation nommée Association syrienne pour la liberté. Dans la grande salle, le réceptionniste surgit, comme mû par un ressort: "Il y a Sky News et Fox qui veulent t'interroger!" Charb affirme qu'il craint plus une grève chez Presstalis, qui mettrait en péril les finances du journal, que les menaces des intégristes. Car l'équilibre de Charlie est toujours précaire. "Il faut qu'on vende chaque semaine au moins 30 000 exemplaires en kiosques pour s'en sortir. On n'est pas très nombreux, on abat un boulot de dingues. Je gagne 3 500 euros net par mois, le salaire le plus élevé du journal." Le journal diffuse en moyenne 60 000 exemplaires.

Pour le numéro sur l'islam, l'hebdomadaire n'a tiré que 75 000 exemplaires. Face à l'ampleur de la demande, il en tirera 70 000 de plus vendredi, mais pas davantage car il n'y a pas assez de papier en stock.

Riss, dessinateur et directeur de la rédaction, évoque la "philosophie de la vie", qui anime le journal. Lui, c'est le beau gosse de la rédaction: grand, brun, les yeux bleus, la chemise blanche ouverte. Il résume ainsi sa philosophie: "On n'a pas envie d'avoir peur, mais de se marrer, de prendre la vie avec légèreté. On essaie juste de faire un truc rigolo. L'humour est un langage que les intégristes ne comprennent pas. Eux s'appuient sur la peur." Il évoque son travail de dessinateur, où le plus dur n'est pas de prendre les crayons et de tracer un dessin, mais de trouver des bonnes idées.

L'inspiration lui vient plutôt le soir. "Face à la frilosité ambiante, notre crainte est d'être trop prudents, trop raisonnables." Il fait une pause et il ajoute: "Peut-être sommes-nous inconscients…" Charb se défend de provoquer des violences avec ses dessins. "Je n'ai pas l'impression d'égorger quelqu'un avec un feutre. Je ne mets pas de vies en danger. Quand les activistes ont besoin d'un prétexte pour justifier leur violence, ils le trouvent toujours." Dans le hall d'entrée, le jeune homme de la réception, polyglotte, discute au téléphone en espagnol avec un correspondant d'El Pais.

Le site de Charlie Hebdo de nouveau opérationnel

Le site Internet de Charlie Hebdo, indisponible mercredi après la publication de caricatures du prophète Mahomet, était de nouveau opérationnel jeudi, et le journal prévoit de porter plainte, a annoncé Valérie Manteau, porte-parole de l'hebdomadaire satirique. "Le site n'a pas été piraté, mais il a été victime d'une surcharge de dizaines de milliers de requêtes visant à le bloquer", a précisé Valérie Manteau, également journaliste au sein de l'hebdomadaire. Charlie Hebdo a procédé à un nouveau tirage de 90 000 numéros, qui seront disponibles dans les kiosques vendredi. Selon Valérie Manteau, "certains kiosques ont refusé de vendre ce numéro, en raison de son contenu, mais il s'agit d'une partie mineure".

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Attentat à « Charlie Hebdo » : « Vous allez payer car vous avez insulté le Prophète »

LE MONDE | 08.01.2015 à 12h59 • Mis à jour le 08.01.2015 à 21h22

| Par

Les bureaux de «  Charlie Hebdo  », après la tuerie, le 7 janvier.
Les bureaux de «Charlie Hebdo», après la tuerie, le 7 janvier. l DR
 

Ils étaient tous là, ou presque. Comme tous les mercredis. Réunis entre chouquettes et croissants autour de la grande table ovale qui occupe toute la pièce pour la conférence de rédaction. Un rituel immuable depuis la création de Charlie Hebdo. A gauche, comme toujours, Charb, le directeur de la publication. Ce mercredi 7 janvier avaient pris place à ses côtés les dessinateurs Cabu, Wolinski, Tignous, Honoré et Riss, les rédacteurs Laurent Léger, Fabrice Nicolino et Philippe Lançon, l’économiste Bernard Maris ou encore les chroniqueuses Sigolène Vinson et Elsa Cayat.

La conférence de rédaction débute généralement à 10 h 30 et s’anime rapidement à la faveur de quelques blagues grivoises. Un seul sujet tabou : la machine à café, parce qu’elle ne marche jamais. Aux murs sont épinglées quelques « unes » mythiques du journal satirique : celle de « Charia Hebdo », qui avait motivé l’incendie criminel ayant ravagé les anciens locaux de l’hebdomadaire, en novembre 2011, une autre sur Marine Le Pen illustrée par une « merde » sur le drapeau français, une caricature du pape dénonçant la pédophilie dans l’Eglise, un Sarkozy grimaçant…

La réunion se finit quand elle finit, c’est-à-dire quand il est l’heure d’aller casser la croûte aux Petites Canailles, un bistrot de la rue Amelot, dans le 11e arrondissement de Paris.

Ce mercredi 7 janvier, personne n’est allé déjeuner aux Petites Canailles. La réunion avait commencé depuis une heure quand deux hommes cagoulés ont fait irruption au milieu des crayons, faisant taire le joyeux brouhaha. Ils étaient armés de fusils d’assaut. L’un des agresseurs a dit : « Charb ? ». Il a tiré sur Charb et ils ont fait feu en rafales. Selon les propos des rescapés, ils ont crié « Allahou akbar » et « Vous allez payer, car vous avez insulté le Prophète ». A Sigolène Vinson, ils ont dit, un canon sur la tempe : « Toi on te tuera pas, car on ne tue pas les femmes, mais tu liras le Coran. »

Lire les portraits des victimes : Charb, Cabu, Wolinski et les autres, assassinés dans leur rédaction

Voeux prémonitoires

Sept rédacteurs et dessinateurs sont morts en quelques secondes : Cabu, Charb, Tignous, Wolinski, Bernard Maris, Honoré et Elsa Cayat, une femme pourtant, psychanalyste et chroniqueuse. Mustapha Ourrad, le correcteur kabyle qui avait obtenu la nationalité française un mois plus tôt, a lui aussi été assassiné. Franck Brinsolaro, un des deux policiers qui assure la sécurité de Charb en permanence depuis l’attentat de novembre 2011, a également perdu la vie, tout comme Michel Renaud, ancien directeur de cabinet du maire de Clermont-Ferrand, invité par la rédaction.

A 11 h 28, quelques minutes avant la tuerie, l’hebdomadaire avait publié des vœux prémonitoires sur Twitter : un dessin d’Honoré représentant Al-Baghdadi, le leader de Daesh, assorti de ce commentaire « Et surtout la santé ! ».

Le dessinateur est mort peu après avec ses amis sur la grande table ovale, là même où les caricaturistes grattent leurs derniers dessins les jours de bouclage, où se font les derniers choix de « une » dans une effusion de bons mots et de blagues de mauvais goût. « Ils ont tiré sur Wolinski, Cabu… ça a duré cinq minutes… Je m’étais réfugiée sous un bureau… », raconte à L’Humanité une survivante, la dessinatrice Corinne Rey, dite « Coco ».

Dans leur folie meurtrière, les agresseurs avaient abattu quelques minutes plus tôt un des agents d’entretien de l’immeuble au rez-de-chaussée, Frédéric Boisseau, 42 ans. Un deuxième policier blessé, Ahmed Merabet, sera achevé d’une balle dans la tête en tentant d’arrêter la fuite des tueurs, un peu plus tard, boulevard Richard-Lenoir.

« Carnage indescriptible »

Douze morts en tout, onze blessés, dont quatre grièvement. Philippe Lançon est grièvement touché au visage, Riss à l’épaule, Fabrice Nicolino à la jambe. Simon Fieschi, le jeune webmaster chargé de gérer le « shit storm », le tombereau d’insultes adressées à la rédaction depuis des années sur les réseaux sociaux et par téléphone, est le plus gravement atteint. Un « carnage indescriptible », selon un témoin ayant pu pénétrer dans la rédaction après la tuerie.

 

Arrivés sur place peu après la tuerie, les urgentistes ont décrit « des blessures de guerre ». « Je n’ai jamais vu ça de ma carrière », témoigne l’un d’eux : « On est rodé (…) mais pas pour le vivre dans la réalité. » « Le jour le plus noir de l’histoire de la presse française », a résumé à chaud, au pied de l’immeuble, Christophe Deloire, directeur de Reporters sans frontières. Il s’agit également de l’attentat le plus sanglant ayant frappé la France depuis un demi-siècle.

La brume était tenace et froide ce mercredi matin quand deux hommes vêtus de noir et de gilets pare-balles se sont présentés, visiblement mal renseignés, devant le numéro 6 de la rue Nicolas-Appert, à deux portes des locaux de Charlie Hebdo. Ils ont profité de l’arrivée de la postière, qui passait remettre un pli recommandé, pour s’engouffrer dans la porte, raconte l’employée d’une entreprise audiovisuelle, l’Atelier des archives, installée dans l’immeuble. Ils ont fait asseoir la postière et un employé qui venait récupérer le pli.

Lire notre reportage : Devant « Charlie Hebdo » : « On a cru entendre des pétards, c'était des rafales »

Innombrables menaces de mort

Puis ils ont demandé : « C’est où, Charlie Hebdo ? ». Ils ont tiré une balle, qui a traversé la porte vitrée d’un bureau. L’employée qui s’y trouvait est sortie dans le couloir et a échangé un bref regard avec les deux hommes.

Prenant conscience qu’ils s’étaient trompés d’immeuble, les assaillants sont ressortis et se sont présentés devant le numéro 10, l’adresse où a trouvé refuge le journal satirique depuis le 1er juillet 2014. Parfaitement au fait du jour et de l’heure de la conférence de rédaction de « Charlie », les agresseurs sont en revanche moins renseignés sur la localisation exacte de leurs bureaux.

Selon le parquet de Paris, ils croisent dans le hall de l’immeuble deux agents d’entretien, leur demandent où se trouve Charlie Hebdo, avant d’en abattre un. Ils prennent ensuite en otage Coco, qui se trouve dans l’escalier. La dessinatrice tente de les égarer en les emmenant au troisième étage, alors que la rédaction se trouve au deuxième.

Depuis l’attentat de 2011 et les innombrables menaces de mort reçues par sa rédaction, Charlie Hebdo a rendu ses locaux indétectables. La fière affiche qui ornait l’entrée de ses anciens locaux incendiés dans le 20e arrondissement, désormais couverte de suie, a été rapatriée à l’intérieur de la rédaction. Sur la porte du palier qui donne accès au journal, nulle mention du titre de la publication. « Les Éditions rotatives », est-il écrit. Les voisins, eux, ont été priés de ne pas ébruiter la présence du sulfureux périodique dans l’immeuble.

« On a tué “Charlie Hebdo” ! »

Selon un employé de Premières lignes, une société de production installée en face de la rédaction de « Charlie », au deuxième étage, les deux assaillants égarés au troisième auraient menacé de leur arme un locataire croisé dans le couloir. Avec toujours cette même question, obsédante : « Où est Charlie ? ». Ils finiront par trouver la bonne porte. C’est la dessinatrice Coco qui, sous la menace d’une arme, devra accepter de taper le code de la porte blindée qui donne accès à la rédaction.

Après la tuerie, les deux agresseurs s’engouffrent dans une Citroën C3 noire garée en bas du journal. Un témoin a affirmé aux enquêteurs avoir aperçu un complice, arrivé sur la scène de crime à bord de la C3 mais reparti à scooter. Les deux tireurs, eux, s’enfuient par l’Allée verte, une ruelle. Ils y rencontrent une première patrouille de police à VTT. Des coups de feu sont échangés, qui ne feront aucun blessé.

Une vidéo tournée par des employés de Premières lignes, réfugiés sur le toit de l’immeuble après les premiers coups de feu, a enregistré la fusillade. On croit entendre « Allahou akbar » entre deux rafales. Les assaillants croisent ensuite la route d’un véhicule de police rue Pelée. S’ensuit une deuxième salve de tirs. Une autre vidéo amateur permet d’entendre distinctement les cris : « On a vengé le prophète Mohamed, on a tué Charlie Hebdo ! »

C’est boulevard Richard-Lenoir que leur furieuse échappée fera sa dernière victime. La scène a été capturée par une troisième vidéo amateur. On y voit deux hommes équipés de gilets pare-balles et armés de fusils d’assaut sortir d’une Citroën noire et courir en direction d’un policier tombé au sol, sans doute touché par un tir. « Tu veux nous tuer ? demande l’un des tireurs. – Nan, c’est bon chef », répond le policier à terre. L’homme cagoulé passe devant lui et l’abat d’une balle dans la tête, au fusil d’assaut, sans même freiner sa course. La victime, Ahmed Merabet, 42 ans, était gardien de la paix au commissariat du 11e arrondissement.

Les deux tueurs retournent ensuite à leur véhicule, calmement, sans aucun signe de panique, comme des hommes entraînés au combat. La scène ressemble à un entraînement pour commando. L’un s’assoit au volant, l’autre prend le temps de ramasser une basket tombée de la portière et prend place sur le siège passager.

Lire l’enquête : La traque d’une fratrie de djihadistes

« J’ai cru à des pétards »

Lorenzo (qui a souhaité garder l’anonymat) habite boulevard Richard-Lenoir. Sa fenêtre donne sur la scène où le policier a été abattu. Il raconte au Monde : « Vers 11 h 30, j’ai entendu des coups de feu. J’ai cru à des pétards, je me suis approché de la fenêtre. Il y avait plein de policiers rassemblés au milieu du boulevard, mais aussi des gens à vélo qui passaient. C’était un matin normal », se remémore le jeune homme.

Il poursuit : « Sur la droite, j’ai vu une voiture de couleur sombre arrêtée en plein milieu de la rue. Deux hommes vêtus de noir en sont sortis, avec des cagoules, armés de fusils noirs. Un policier a tiré dans leur direction. Les deux hommes tiraient aussi. Le policier a été touché et est tombé en poussant un cri. Il a tenté de s’enfuir mais est tombé face contre terre. Les agresseurs ont couru vers lui. L’un est arrivé à sa hauteur et lui a tiré une balle dans la tête. Puis ils sont remontés dans la voiture ».

Le dessinateur Willem a pris connaissance de la tragédie dans un train. Son allergie aux conférences de rédaction lui a sauvé la vie

La Citroën fonce alors vers le nord de Paris. Place du Colonel-Fabien, elle percute violemment la conductrice d’un Touran Volkswagen. Ses deux occupants finiront par abandonner précipitamment leur véhicule après s’être encastrés dans des poteaux au niveau de la rue de Meaux, dans le 19e arrondissement, oubliant à bord une pièce d’identité qui mènera à leur identification ainsi qu’un chargeur vide de kalachnikov et d’autres effets personnels. Ils braquent alors le conducteur d’une Clio, s’emparent de la voiture et reprennent leur fuite. Les policiers perdront leur trace porte de Pantin.

Mais trois suspects de la tuerie, Saïd Kouachi, 34 ans, son frère Chérif Kouachi, 32 ans, et Mourad Hamyd, 18 ans, sont rapidement identifiés. Des opérations du Raid et du GIPN étaient en cours à Reims et à Charleville-Mézières dans la nuit de mercredi 7 à jeudi 8 janvier. Un appel à témoin avec la photo des deux frères a été diffusé par la police. Le plus jeune des suspects, Mourad Hamyd, s’est présenté volontairement dans la nuit au commissariat de police de Charleville-Mézières, « pour s’expliquer », selon le parquet de Paris.

Ils étaient tous là ou presque, mercredi 7 janvier à la conférence de rédaction de Charlie Hebdo. Les rares absents portent aujourd’hui le deuil. Le dessinateur Willem a pris connaissance de la tragédie dans un train entre Lorient et Paris. Son allergie aux conférences de rédaction lui a sauvé la vie. La journaliste Zineb était, elle, en vacances au Maroc, son pays d’origine. « Les rescapés comme moi ne le sont que par un concours de circonstances, raconte-t-elle par téléphone au Monde. Je n’arrive pas encore à réaliser que nous ne verrons plus jamais Charb, Cabu, Tignous et les autres… Presque tous les dessinateurs sont morts. Comment allons-nous faire ? »

Suivre les dernières informations en direct sur LeMonde.fr : Après l'attentat contre « Charlie Hebdo », la France à l'heure du recueillement

La version initiale de cet article a été modifiée pour tenir compte du témoignage de Laurent Léger, survivant de la tuerie, qui indique que les tueurs n’ont pas interpellé individuellement les victimes avant de leur tirer dessus.

Une manifestation en hommage aux victimes à Paris.

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Actualité culturelle par Les Inrocks

Luz : “Tout le monde nous regarde, on est devenu des symboles”

10/01/2015 | 11h47

 

Une exécution collective a décimé la rédaction de Charlie Hebdo. Face à l’horreur, le slogan Je suis Charlie est devenu l’étendard de la liberté et de la résistance à l’obscurantisme. Luz, dessinateur emblématique de l’hebdo, prend la parole pour la première fois, au lendemain de la mort de ses amis et à la veille du grand rassemblement de dimanche.

Luz dessine à Charlie Hebdo depuis vingt ans. Il doit la vie au fait d’être né un 7 janvier, et d’être arrivé à la bourre pour la conférence de rédaction de l’hebdomadaire satirique. Il participe avec les autres “survivants” à la fabrication du numéro de Charlie Hebdo qui sortira le 14 janvier, et qui sera exceptionnellement tiré à un million d’exemplaires. Aujourd’hui, comme hier, il se rendra dans les locaux de Libération, qui abritent la rédaction, pour discuter des angles, des sujets, de la couverture. Avec d’autres dessinateurs, il ira croquer le grand rassemblement républicain de dimanche. Au lendemain de l’attaque terroriste qui a coûté la vie à ses amis, ses mentors, sa famille, Luz nous confie ses doutes, ses craintes et sa colère. Dévasté par le chagrin, il s’interroge sur la possibilité de dessiner encore après ce terrible 7 janvier 2015 et livre un témoignage à contre-courant.

La sortie de Charlie Hebdo mercredi prochain est devenu un enjeu national et politique. Comment vivre cette responsabilité dans ces terribles conditions ?

Luz - Quand j’ai commencé le dessin, j’ai toujours considéré qu’on était protégé par le fait qu’on faisait des petits Mickey. Avec les morts, la fusillade, la violence, tout a changé de nature. Tout le monde nous regarde, on est devenu des symboles, tout comme nos dessins. L’Humanité a titré en Une “C’est la liberté qu’on assassine” au dessus de la reproduction de ma couverture sur Houellebecq qui, même si il y a un peu de fond, est une connerie sur Houellebecq. On fait porter sur nos épaules une charge symbolique qui n’existe pas dans nos dessins et qui nous dépasse un peu. Je fais partie des gens qui ont du mal avec ça.

Qu’entends-tu par “charge symbolique” ?

En 2007, avec la publication des caricatures de Mahomet du journal danois Jyllands-Posten, on était soit des provocateurs, soit des chevaliers blancs de la liberté de la presse. En 2011, quand les locaux ont été incendiés, on était de nouveau des chevaliers blancs. En 2012, à l’occasion de la sortie d’un film complètement con sur les musulmans (L’Innocence des musulmans), on dessine Mahomet à l’intérieur de Charlie, comme d’habitude. On redevient alors de dangereux provocateurs qui font fermer des ambassades et terrorisent les Français de l’étranger. Les médias ont fait une montagne de nos dessins alors qu’au regard du monde on est un putain de fanzine, un petit fanzine de lycéen. Ce fanzine est devenu un symbole national et international, mais ce sont des gens qui ont été assassinés, pas la liberté d’expression ! Des gens qui faisaient des petits dessins dans leur coin.

Tu veux dire que la nature de la caricature a changé ?

Depuis la publication des caricatures de Mahomet, la nature irresponsable de la caricature a progressivement disparue. Depuis 2007, nos dessins sont lus au premier degré. Des gens ou des dessinateurs, comme Plantu, estiment qu’on ne peut pas faire de dessins sur Mahomet à cause de leur visibilité mondiale liée à Internet. Il faudrait faire attention à ce qu’on fait en France parce qu’on peut faire réagir à Kuala Lumpur ou ailleurs. Et ça, c’est insupportable.

Pourquoi ?

Depuis 2007, Charlie est regardé sous l’angle de la responsabilité. Chaque dessin a la possibilité d’être lu sous l’angle d’enjeux géopolitique ou de politique intérieure. On met sur nos épaules la responsabilité de ces enjeux. Or on est un journal, on l’achète, on l’ouvre et on le referme. Si des gens postent nos dessins sur Internet, si des médias mettent en avant certains dessins, ce sont leur responsabilité. Pas la nôtre.

Sauf que c’est absolument l’inverse qui se passe.

On doit porter une responsabilité symbolique qui n’est pas inscrite dans le dessin de Charlie. A la différence des anglo-saxons ou de Plantu, Charlie se bat contre le symbolisme. Les colombes de la paix et autres métaphores du monde en guerre, ce n’est pas notre truc. On travaille sur des points de détails, des points précis liés à l’humour français, à nos analyses de petits Français.

Des dessins parfois crasses ou punk…

Parfois cucul la praline, parfois craspouille, punk effectivement. Parfois c’est raté, parfois c’est juste beau. Charlie est la somme de personnes très différentes les unes des autres qui font des petits dessins. La nature du dessin changeait en fonction de la patte de son dessinateur, de son style, de son passé politique pour les uns, ou artistique pour les autres. Mais cette humilité et cette diversité de regards n’existent plus. Chaque dessin est vu comme si il était fait par chacun d’entre nous. Au final, la charge symbolique actuelle est tout ce contre quoi Charlie a toujours travaillé : détruire les symboles, faire tomber les tabous, mettre à plat les fantasmes. C’est formidable que les gens nous soutiennent mais on est dans un contresens de ce que sont les dessins de Charlie.

Vous êtes devenus les étendards de l’unité nationale.

Cet unanimisme est utile à Hollande pour ressouder la nation. Il est utile à Marine Le Pen pour demander la peine de mort. Le symbolisme au sens large, tout le monde peut en faire n’importe quoi. Même Poutine pourrait être d’accord avec une colombe de la paix. Or, précisément, les dessins de Charlie, tu ne pouvais pas en faire n’importe quoi. Quand on se moque avec précision des obscurantismes, quand on ridiculise des attitudes politiques, on n’est pas dans le symbole. Charb, que je considère comme le Reiser de la fin du XXe siècle et du début du XXIe, parlait de la société. Il dessinait ce qu’il y avait sous le vernis, des gens avec un gros nez, un peu moches. Là, on est sous une énorme chape de vernis et ça va être difficile pour moi.

C’est-à-dire ?

Est-ce vraiment le moment de faire Charlie alors qu’on est dans l’émotion ? Est ce opportun de le faire vite pour répondre à la symbolique de l’attentat ? Ce sont des questions que je pose. Répondre à la symbolique par la symbolique, ce n’est pas Charlie. Cette nuit, j’ai pensé à un dessin que je ne ferais certainement pas : une trace sur le sol pour montrer l’emplacement des victimes, avec une lunette dans un coin et juste une bulle qui dit “hahaha”, le tout sur fond noir. Ce n’est pas une super idée, parce que c’est l’idée que la symbolique m’impose.

La question que tu poses c’est “comment encore dessiner après ça?”

Oui. Et après ça, comment dessiner dans ce cadre-là. Dans ce Charlie fantasmé qui nous submerge.

Comment continuer Charlie Hebdo ?

La suite va être compliquée. Pour toutes les raisons que je viens de te donner et parce qu’on va être obligé de travailler sans les personnalités graphiques, politiques, éthiques et militantes de Charb, Tignous, Honoré et de tous les autres. Dans les moments difficiles où nous étions piégés par le fantasme de l’irresponsabilité, on s’en répartissait la charge. Aujourd’hui, reste Catherine, Willem, Coco et moi (et Riss blessé à l’épaule). Comment va-t-on se dépatouiller pour dépasser cette injonction symbolique avec quatre styles ? (Jul, qui avait quitté Charlie, les a rejoints pour participer au prochain numéro). Des gens nous proposent des dessins gratos. Mais est-ce qu’ils seront dans l’esprit Charlie ? L’esprit actuel existe depuis 22 ans. Ce journal existe grâce à la somme de ses personnalités.

As-tu toujours pensé qu’il fallait caricaturer le prophète ou, à un moment, as-tu eu le sentiment qu’un piège était en train de se refermer sur vous ?

Ce qui est marrant, c’est qu’on a continué à caricaturer Mahomet après 2007. Après la triple polémique 2007, 2011, 2012, Charb et Zineb El-Rhazoui ont même publié La vie de Mahomet en deux tomes. Cela n’a fait aucun bruit. On avait gagné. Charb voulait aller au bout de ce projet, droit dans ses chaussures de trekking (rires) et ses pantalons militaires tout moches qu’il aimait. Charb estimait qu’on pouvait continuer à faire tomber les tabous et les symboles. Sauf qu’aujourd’hui, nous somme le symbole. Comment détruire un symbole qui est soi-même?

Je ne sais pas.

Moi non plus. Je ne trouverais pas la réponse cette semaine et je ne suis pas sûr de la trouver un jour. Nous allons sortir Charlie. Je vais me forcer. Je vais penser aux copains morts, mais qui ne sont pas tombés pour la France ! Aujourd’hui, on a l’impression que Charlie est tombé pour la liberté d’expression. Nos copains sont juste morts. Nos copains qu’on aimait et dont on admirait tellement le talent.

Jeannette Bougrab, la compagne de Charb, très émue, a estimé sur BFMTV qu’ils méritaient d’entrer au Panthéon.

Charlie c’est l’inverse. Et puis ça n’a pas changé grand chose pour Marie Curie d’entrer au Panthéon.

Cela fait une belle cérémonie…

Je n’étais pas à la manifestation spontanée du 7 janvier. Des gens ont chanté la Marseillaise. On parle de la mémoire de Charb, Tignous, Cabus, Honoré, Wolinski : ils auraient conchié ce genre d’attitude. Les gens s’expriment comme ils veulent mais il ne faut pas que la République ressemble à une pleureuse de la Corée du Nord. Ce serait dommage.

J’imagine que tu veux croquer le rassemblement de demain à cause de ce genre de considération ?

Je ne sais pas ce que ça va donner. On ne va pas en reportage avec ses a priori, on ressent et on fait avec ce qu’il y a. Il y aura certainement des belles choses, des pleurs, des joies et peut-être des absurdités. En même temps, cela montrera le changement de nature de Charlie : ces gens qui nous soutiennent maintenant qu’on est mort, qui ne nous ont pas toujours lu, pas toujours suivi. Je ne leur en veux pas. On n’était pas là pour convaincre l’ensemble de la population.

En novembre dernier, Charb avait lancé un appel à souscription pour sauver Charlie. Vous étiez bien seuls…

On était tout seuls depuis un petit moment. Depuis la troisième affaire liée à Mahomet. Toutes ces histoires ont créé tellement de fantasmes sur la dangerosité de l’athéisme de Charlie, son islamophobie. On était juste de joyeux incroyants. Tous ceux qui sont morts étaient de joyeux incroyants. Et là, ils sont nulle part. Comme tout le monde.

Qu’est-ce que tu penses du fait que Manuel Valls n’a pas convié Marine Le Pen au “rassemblement républicain” de demain ?

Je m’en branle.

Est-ce que tu as l’impression qu’on essaie de récupérer Charlie ?

Honnêtement, qu’est ce que tu veux récupérer ? Après, il y a ce grand élan. Mais dans un an, que restera-t-il de ce grand élan plutôt progressiste sur la liberté d’expression ? Est-ce qu’il va y avoir des aides à la presse particulières ? Est-ce que des gens vont s’opposer à la fermeture des journaux ? Des kiosques ? Est-ce que les gens vont acheter des journaux ? Que restera-t-il de cet élan ? Peut-être quelque chose. Mais peut-être rien.

Comment allez vous travailler ?

On va continuer à faire nos bonshommes. Notre boulot de dessinateur est de mettre le petit bonhomme au coeur du dessin, de traduire l’idée qu’on est tous des petits bonhommes et qu’on essaie de se démerder avec ça. C’est ça le dessin. Ceux qu’on a tués étaient juste des gens qui dessinaient des bonhommes. Et aussi des bonnes-femmes.

Et c’est beaucoup demander à des petits bonhommes de sauver la République ?

Exactement.

Propos recueillis par Anne Laffeter.

Permalien

"... La terre entière regorgerait de sang...si la philosophie et les lois ne retenaient les fureurs du ..."

« … les notions sublimes du Dieu des sages, les douces lois de la fraternité qu’il nous impose, les vertus sociales des âmes pures, qui sont le vrai culte qu’il veut de nous, échapperont toujours à la multitude. On lui fera toujours des Dieux insensés comme elle, auxquels elle sacrifiera de légères commodités pour se livrer en leur honneur à mille passions horribles et destructives. La terre entière regorgerait de sang, et le genre humain périrait bientôt, si la philosophie et les lois ne retenaient les fureurs du fanatisme, et si la voix des hommes n’était plus forte que celle des Dieux. »

Rousseau, Du contrat social (Manuscrit de Genève), L. I, Ch. 2, De la société générale du genre humain.

Permalien

«Charb était un poète qui chantait avec ses dessins. Il dessinait rond, mais il pensait aigu», a déclaré lors de ses obsèques (16/01/2015) l'ancien ministre communiste Jack Ralite avant de citer Aragon: «Contre le chant majeur, la balle, que peut-elle?»

Dessin de Charb sur l'école paru dans une revue de la FSU en 1999.