Nicolas Doze : les Experts expliquent l’affaire Spanghero

Ils s’en amusent, pour commencer, les Experts réunis autour de Nicolas Doze ce 11 février – Sylvie Goulard (députée européenne MoDem), Léonidas Kalogeropoulos (gérant de Médiation & Arguments et Vice-Pdt de Ethic), Gilles Le Gendre (Fondateur d’Explora & Cie) – ils s’en amusent de ce parallélisme qu’ils feignent de découvrir entre le marché de la viande et le monde de la finance ! Enfin, c’est moi qui dis « le marché de la viande », car eux ne le nomment pas ainsi, ils ne le nomment même pas du tout. Nicolas Doze: « On s’est dit avant l’émission qu’on allait juste dire un mot du cheval ou du bœuf. Qu’est-ce que vous en pensez de cette histoire ? » Gilles Le Gendre : « Moi, ce qui m’amuse c’est le parallélisme avec le monde de la finance… ». Pas de nom. Ce n’était donc pas ce mot-là que juste avant l’émission ils s’étaient dit de dire. Pas étonnant, en vérité, parce que « cette histoire » n’a pas de nom propre. Elle n’est rien qu’un avatar du monde de la finance, non au sens galvaudé de son malheur, mais au vrai sens d’une « incarnation » de sa puissance médiatiquement occultée par les fabriques idéologiques à la Doze. Pas de parallélisme non plus, donc, mais une manifestation que ces experts de bazar vont s’employer à brouiller d’abord dans le langage.

À l’annonce du scandale, les jeux de mots ont fusé non seulement dans le défouloir Twitter, mais dans les médias professionnels. Il n’est pas un journaliste qui ne se soit fendu d’un « effet bœuf », ou d’un « Spanghero s’est viandé », « il a cassé la barbaque », « pas à cheval sur les principes », « chacun défend son beefsteak », etc. etc., et ici même: « on atteint l’os ». C’est qu’il fallait jouer pour la déjouer la vérité refoulée soudain de retour, encourager le stratagème de l’inconscient qui par le plaisir de son jeu langagier désarme la censure sans parvenir cependant à la vaincre, puisqu'elle laisse seulement passer le risible dans le déplacement, la condensation, la figuration qui la leurrent. Le scandale n’éclate ainsi que dans l’éclat de rire qui soulage la retenue d’une énergie à la limite de l’explosion, juste assez pour que la censure puisse continuer à la contenir par la dissimulation.

Comme cependant, malgré l'angoisse, la vérité nue désire se manifester plus que jamais, les idéologues doivent encore travailler à lui interdire l’accès au grand jour. Et l’on sait que rien n’y réussit mieux que la culpabilisation. Elle prendra ici l’apparence d’une explication.

Après s’être amusé du prétendu parallélisme langagier entre le monde de la finance et « cette histoire » (où « on découvre » qu’« il y a des traders, des filières, des circuits » et la même incapacité à identifier le risque, la traçabilité et les responsabilités), Gilles Le Gendre prétend fournir les causes de « tout ça ». La première serait la concurrence qui, en abaissant les prix des produits de la grande distribution, rendrait la fraude obligatoire « par nature » ou « indirectement » nécessaire! « Pas toujours, pas tout le temps , Dieu soit loué! », « tout le monde n'y succombe pas! », concède-t-il. Mais par quelle grâce, demandera-t-on, si l'infraction est ici naturellement obligatoire? Et ce n’est pas tout, car cette concurrence serait elle-même due à la nécessité d’augmenter le pouvoir d’achat dans les circonstances actuelles. Nicolas Doze: « il y a un débat qui va même plus loin sur le low cost : est-ce qu’on ne tire pas les prix vers le bas faute de tirer les salaires vers le haut ?… ». « Faute », le voilà le mot qu’il fallait dire. Il instille la conclusion de l’explication de « cette histoire ». Quoiqu’implicite, elle n’est pas difficile à deviner. Car il n’est bien entendu pas question pour ces adeptes des « réformes structurelles » (c’est-à-dire, rappelons-le, la réduction des charges sociales et du coût unitaire du travail), il n’est pas question, dis-je, d’augmenter le pouvoir d’achat des masses ou de « tirer leurs salaires vers le haut » autrement qu’en les contraignant à travailler plus. La conclusion est donc en vérité limpide : « tout ça » est en dernière instance la « faute » des pauvres! Si cependant elle est seulement suggérée, c’est que la culpabilisation est une opération que ses instigateurs doivent obtenir des pauvres eux-mêmes. Le totalitarisme libéral a lui aussi besoin d’aveux. Après avoir moqué les lampistes de « cette histoire » pour se rallier ses victimes, les idéologues libéraux les incitent à se charger elles-mêmes de la faute capitale, de la faute du capital.

Et pour enfoncer le clou, Léonidas Kalogeropoulos va tirer de « cet exemple » (mais exemple de quoi donc au fait ?) « la nécessité absolument d’avoir et de consacrer nos principes libéraux de concurrence ». Les « consacrer » ? Les maintenir dans leur universalité, que menacent d’invalider de tels « accidents » ? Les dédier au dieu Over-Plus ? Que craint donc Kalogeropoulos pour se livrer à un tel acte rituel? Une psychose collective?

Alors certes, les experts vont tous souligner la nécessité de la régulation. Mais réguler techniquement n’est pas régler politiquement. Sylvie Goulard rappelle bien qu’avec « cette histoire » on est face à une action criminelle. Mais Gilles Le Gendre, maître es lobbying, rejette l’idée illusoire que le recours aux règles et aux contrôles pourrait suffire, et à son sujet il a ce mot admirable: « c’est beau comme l’antique ». Il dénonce, de façon « presque philosophique », dit-il, le mythe de la protection absolue face à la complexité extrême des « systèmes » actuels. Et ce serait un pas intéressant vers la vérité si seulement l’invocation de la complexité, au demeurant classique depuis Hume, n’était ici destinée à sacraliser le monde capitaliste qui, selon le credo libéral, va da se. Aussi, pour achever leur plaidoyer idéologique, les experts de Doze vont-ils avec une belle unanimité soutenir que la régulation ne peut réussir qu’au plan supranational… Quant à la concession, défendue par Sylvie Goulard, l’idéologue molle de service, des avantages du bon marché pour tous et de la vie moderne à l’époque de l’égalité des sexes, avantages qui nous rendraient « schizophrènes » (Le Gendre), elle n’est qu’une ultime argutie pour brouiller les pistes en se ralliant les victimes, en les confondant avec leurs bourreaux.

La vérité de « cette histoire » est pourtant connue depuis longtemps. Du haut de son Antiquité, Aristote nous la délivre encore contre ces sophistes à la solde de la chrématistique qu’il dénonçait, dès lors qu’elle se soustrayait au contrôle de la polis, comme une perversion absolue de toutes ses activités vitales par la production de « tokoï »… Lire cet article

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