- mar, 2011-01-11 21:22
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I. TEXTE
Des députés ou représentants
Sitôt que le service public cesse d’être la principale affaire des citoyens, et qu’ils aiment mieux servir de leur bourse que de leur personne, l’État est déjà près de sa ruine. Faut-il marcher au combat? ils payent des troupes et restent chez eux; faut-il aller au conseil? ils nomment des députés et restent chez eux. À force de paresse et d’argent ils ont enfin des soldats pour asservir la patrie et des représentants pour la vendre.
C’est le tracas du commerce et des arts, c’est l’avide intérêt du gain, c’est la mollesse et l’amour des commodités, qui changent les services personnels en argent. On cède une partie de son profit pour l’augmenter à son aise. Donnez de l’argent, et bientôt vous aurez des fers. Ce mot de finance est un mot d’esclave, il est inconnu dans la cité. Dans un État vraiment libre les citoyens font tout avec leurs bras et rien avec de l’argent. Loin de payer pour s’exempter de leurs devoirs, ils paieraient pour les remplir eux-mêmes. Je suis bien loin des idées communes; je crois les corvées moins contraires à la liberté que les taxes.
Mieux l’État est constitué, plus les affaires publiques l’emportent sur les privées dans l’esprit des citoyens. Il y a même beaucoup moins d’affaires privées, parce que la somme du bonheur commun fournissant une portion plus considérable à celui de chaque individu, il lui en reste moins à chercher dans les soins particuliers. Dans une cité bien conduite chacun vole aux assemblées; sous un mauvais gouvernement nul n’aime à faire un pas pour s’y rendre; parce que nul ne prend intérêt à ce qui s’y fait, qu’on prévoit que la volonté générale n’y dominera pas, et qu’enfin les soins domestiques absorbent tout. Les bonnes lois en font faire de meilleures, les mauvaises en amènent de pires. Sitôt que quelqu’un dit des affaires de l’État: que m’importe? on doit compter que l’État est perdu.
L’attiédissement de l’amour de la patrie, l’activité de l’intérêt privé, l’immensité des États, les conquêtes, l’abus du gouvernement ont fait imaginer la voie des députés ou représentants du peuple dans les assemblées de la nation. C’est ce qu’en certains pays on ose appeler le tiers État. Ainsi l’intérêt particulier de deux ordres est mis au premier et au second rang, l’intérêt public n’est qu’au troisième.
La souveraineté ne peut être représentée, par la même raison qu’elle ne peut être aliénée; elle consiste essentiellement dans la volonté générale, et la volonté ne se représente point: elle est la même, ou elle est autre; il n’y a point de milieu. Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires; ils ne peuvent rien conclure définitivement. Toute loi que le peuple en personne n’a pas ratifiée est nulle; ce n’est point une loi. Le peuple anglais pense être libre; il se trompe fort, il ne l’est que durant l’élection des membres du parlement; sitôt qu’ils sont élus, il est esclave, il n’est rien. Dans les courts moments de sa liberté, l’usage qu’il en fait mérite bien qu’il la perde.
L’idée des représentants est moderne: elle nous vient du gouvernement féodal, de cet inique et absurde gouvernement dans lequel l’espèce humaine est dégradée, et où le nom d’homme est en déshonneur. Dans les anciennes républiques et même dans les monarchies, jamais le peuple n’eut de représentants; on ne connaissait pas ce mot-là. Il est très singulier qu’à Rome où les tribuns étaient si sacrés on n’ait pas même imaginé qu’ils pussent usurper les fonctions du peuple, et qu’au milieu d’une si grande multitude ils n’aient jamais tenté de passer de leur chef un seul plébiscite. Qu’on juge cependant de l’embarras que causait quelquefois la foule, par ce qui arriva du temps des Gracques, où une partie des citoyens donnait son suffrage de dessus les toits.
Où le droit et la liberté sont toutes choses, les inconvénients ne sont rien. Chez ce sage peuple tout était mis à sa juste mesure: il laissait faire à ses licteurs ce que ses tribuns n’eussent osé faire; il ne craignait pas que ses licteurs voulussent le représenter.
Pour expliquer cependant comment les tribuns le représentaient quelquefois, il suffit de concevoir comment le gouvernement représente le souverain. La loi n’étant que la déclaration de la volonté générale il est clair que dans la puissance législative le peuple ne peut être représenté; mais il peut et doit l’être dans la puissance exécutive, qui n’est que la force appliquée à la loi. Ceci fait voir qu’en examinant bien les choses on trouverait que très peu de nations ont des lois. Quoi qu’il en soit, il est sûr que les tribuns, n’ayant aucune partie du pouvoir exécutif, ne purent jamais représenter le peuple romain par les droits de leurs charges, mais seulement en usurpant sur ceux du Sénat.
Chez les Grecs tout ce que le peuple avait à faire il le faisait par lui-même; il était sans cesse assemblé sur la place. Il habitait un climat doux, il n’était point avide, des esclaves faisaient ses travaux, sa grande affaire était sa liberté. N’ayant plus les mêmes avantages, comment conserver les mêmes droits? Vos climats plus durs vous donnent plus de besoins, six mois de l’année la place publique n’est pas tenable, vos langues sourdes ne peuvent se faire entendre en plein air, vous donnez plus à votre gain qu’à votre liberté, et vous craignez bien moins l’esclavage que la misère.
Quoi! la liberté ne se maintient qu’à l’appui de la servitude? Peut-être. Les deux excès se touchent. Tout ce qui n’est point dans la nature a ses inconvénients, et la société civile plus que tout le reste. Il y a de telles positions malheureuses où l’on ne peut conserver sa liberté qu’aux dépens de celle d’autrui, et où le citoyen ne peut être parfaitement libre que l’esclave ne soit extrêmement esclave. Telle était la position de Sparte. Pour vous, peuples modernes, vous n’avez point d’esclaves, mais vous l’êtes; vous payez leur liberté de la vôtre. Vous avez beau vanter cette préférence; j’y trouve plus de lâcheté que d’humanité.
Je n’entends point par tout cela qu’il faille avoir des esclaves ni que le droit d’esclavage soit légitime, puisque j’ai prouvé le contraire. Je dis seulement les raisons pour quoi les peuples modernes qui se croient libres ont des représentants, et pour quoi les peuples anciens n’en avaient pas. Quoi qu’il en soit, à l’instant qu’un peuple se donne des représentants, il n’est plus libre, il n’est plus.
Tout bien examiné, je ne vois pas qu’il soit désormais possible au souverain de conserver parmi nous l’exercice de ses droits si la cité n’est très petite. Mais si elle est très petite elle sera subjuguée? Non. Je ferai voir ci-après comment on peut réunir la puissance extérieure d’un grand peuple avec la police aisée et le bon ordre d’un petit État.
Jean-Jacques ROUSSEAU, Du Contrat social (1762), Livre III, chapitre XV (Des députés ou représentants).
II. CONTEXTE
A. De la liberté des anciens comparée à celle des modernes
Demandez-vous d'abord, Messieurs, ce que, de nos jours, un Anglais, un Français, un habitant des États-Unis de l'Amérique, entendent par le mot de liberté. C'est pour chacun le droit de n'être soumis qu'aux lois, de ne pouvoir être ni arrêté, ni détenu, ni mis à mort, ni maltraité d'aucune manière, par l'effet de la volonté arbitraire d'un ou de plusieurs individus: C'est pour chacun le droit de dire son opinion, de choisir son industrie, et de l'exercer, de disposer de sa propriété, d'en abuser même; d'aller, de venir sans en obtenir la permission, et sans rendre compte de ses motifs ou de ses démarches. C'est, pour chacun, le droit de se réunir à d'autres individus, soit pour conférer sur ses intérêts, soit pour professer le culte que lui et ses associés préfèrent, soit simplement pour remplir ses jours ou ses heures d'une manière plus conforme à ses inclinations, à ses fantaisies. Enfin, c'est le droit, pour chacun, d'influer sur l'administration du Gouvernement, soit par la nomination de tous ou de certains fonctionnaires, soit par des représentations, des pétitions, des demandes, que l'autorité est plus ou moins obligée de prendre en considération. Comparez maintenant à cette liberté celle des anciens.
Celle-ci consistait à exercer collectivement, mais directement, plusieurs parties de la souveraineté toute entière, à délibérer, sur la place publique, de la guerre et de la paix, à conclure avec les étrangers des traités d'alliance, à voter les lois, à prononcer les jugements, à examiner les comptes, les actes, la gestion des magistrats, à les faire comparaître devant tout le peuple, à les mettre en accusation, à les condamner ou à les absoudre; mais en même temps que c'était là ce que les anciens nommaient liberté, ils admettaient comme compatible avec cette liberté collective l'assujettissement complet de l'individu à l'autorité de l'ensemble. Vous ne trouvez chez eux presque aucune des jouissances que nous venons de voir faisant partie de la liberté chez les modernes. Toutes les actions privées sont soumise à une surveillance sévère. Rien n'est accordé à l'indépendance individuelle, ni sous le rapport des opinions, ni sous celui de l'industrie, ni surtout sous le rapport de la religion. La faculté de choisir son culte, faculté que nous regardons comme l'un de nos droits les plus précieux, aurait paru aux anciens un crime et un sacrilège. Dans les choses qui nous semblent les plus utiles, l'autorité du corps social s'interpose et gêne la volonté des individus; Terpandre ne peut chez les Spartiates ajouter une corde à sa lyre sans que les éphores ne s'offensent. Dans les relations les plus domestiques, l'autorité intervient encore. Le jeune Lacédémonien ne peut visiter librement sa nouvelle épouse. A Rome, les censeurs portent un oeil scrutateur dans l'intérieur des familles. Les lois règlent les moeurs, et comme les moeurs tiennent à tout, il n'y a rien que les lois ne règlent.
Ainsi chez les anciens, l'individu, souverain presque habituellement dans les affaires publiques, est esclave dans tous les rapports privés.
Benjamin Constant, De la liberté des anciens comparée à celle des modernes (discours prononcé à l'Athénée royal de Paris, 1819, extrait).
B. Le peuple est-il compétent pour choisir ses représentants ?
Comme, dans un État libre, tout homme qui est censé avoir une âme libre doit être gouverné par lui-même, il faudrait que le peuple en corps eût la puissance législative. Mais comme cela est impossible dans les grands États, et est sujet à beaucoup d'inconvénients dans les petits, il faut que le peuple fasse par ses représentants tout ce qu'il ne peut faire par lui-même.
L'on connaît beaucoup mieux les besoins de sa ville que ceux des autres villes; et on juge mieux de la capacité de ses voisins que de celle de ses autres compatriotes. Il ne faut donc pas que les membres du corps législatif soient tirés en général du corps de la nation; mais il convient que, dans chaque lieu principal, les habitants se choisissent un représentant.
Le grand avantage des représentants, c'est qu'ils sont capables de discuter les affaires. Le peuple n'y est point du tout propre; ce qui forme un des grands inconvénients de la démocratie.
Il n'est pas nécessaire que les représentants, qui ont reçu de ceux qui les ont choisis une instruction générale, en reçoivent une particulière sur chaque affaire, comme cela se pratique dans les diètes d'Allemagne. Il est vrai que, de cette manière, la parole des députés serait plus l'expression de la voix de la nation; mais cela jetterait dans des longueurs infinies, rendrait chaque député le maître de tous les autres, et, dans les occasions les plus pressantes, toute la force de la nation pourrait être arrêtée par un caprice.
Quand les députés, dit très bien M. Sidney, représentent un corps de peuple, comme en Hollande, ils doivent rendre compte à ceux qui les ont commis; c'est autre chose lorsqu'ils sont députés par des bourgs, comme en Angleterre.
Tous les citoyens, dans les divers districts, doivent avoir droit de donner leur voix pour choisir le représentant; excepté ceux qui sont dans un tel état de bassesse, qu'ils sont réputés n'avoir point de volonté propre.
Il y avait un grand vice dans la plupart des anciennes républiques: c'est que le peuple avait droit d'y prendre des résolutions actives, et qui demandent quelque exécution, chose dont il est entièrement incapable. Il ne doit entrer dans le gouvernement que pour choisir ses représentants, ce qui est très à sa portée. Car, s'il y a peu de gens qui connaissent le degré précis de la capacité des hommes, chacun est pourtant capable de savoir, en général, si celui qu'il choisit est plus éclairé que la plupart des autres.
Le corps représentant ne doit pas être choisi non plus pour prendre quelque résolution active, chose qu'il ne ferait pas bien; mais pour faire des lois, ou pour voir si l'on a bien exécuté celles qu'il a faites, chose qu'il peut très bien faire, et qu'il n'y a même que lui qui puisse bien faire.
Montesquieu, L’Esprit des Lois (1748), Livre XI (Des lois qui forment la liberté politique dans son rapport avec la constitution), chapitre VIII (Pourquoi les anciens n'avaient une idée bien claire de la monarchie).
C. L’élu est-il délégué ou maître du souverain ?
Ainsi encore on aura beau dire que l'élu ou le représentant du peuple n'est que le mandataire du peuple, le serviteur du peuple, le fondé de pouvoirs du peuple, son délégué, son avocat, son agent, son interprète, etc. ; en dépit de cette souveraineté théorique de la masse, et de la subordination officielle et légale de son agent, représentant ou interprète, on ne fera jamais que l'autorité et l'influence de celui-ci ne soient plus grandes que celles de celui-là, et qu'il en accepte sérieusement un mandat. Toujours, malgré les principes, le délégué du souverain sera le maître du souverain; cela vient, non pas tant, comme on pourrait le supposer, de ce que le délégué est assez généralement plus capable que ceux qui font la délégation, mais de ce que, en matière de souveraineté, le véritable souverain est celui que le consentement du peuple en a fait dépositaire. La nue souveraineté, si j'ose dire ainsi, est quelque chose de plus idéal encore que la nue propriété tout cela est parfaitement contradictoire dans les termes mais cela ne peut être autrement. C'est à nous de connaître la valeur des mots et des formules, et de nous tenir sur nos gardes.
Pierre-Joseph Proudhon, Théorie du Mouvement constitutionnel (1850).
D. Le suffrage universel de la démocratie, condition de subsistance du capitalisme
Par ailleurs, les membres du Parlement sont élus pour un nombre d’années défini; les citoyens ne sont les maîtres qu’au moment des élections. Ce moment passé, leur pouvoir disparaît et les députés ont toute latitude de se comporter, pendant un certain nombre d’années, selon leur « conscience », à cette seule restriction près qu’ils savent pertinemment qu’un jour ils devront revenir devant le corps électoral. Mais ils comptent bien capter ses suffrages au moyen d’une campagne menée à grand fracas, dans un déversement continuel de slogans et de formules démagogiques. Ainsi donc, les maîtres véritables, ceux qui décident, ne sont nullement les citoyens, mais les parlementaires. Et les électeurs n’ont même pas la possibilité de désigner quelqu’un de leur choix, car les candidats leur sont proposés par les partis politiques. En outre, à supposer qu’ils puissent choisir des candidats à leur convenance et les élire, ceux-ci ne formeraient jamais le gouvernement, puisque dans une démocratie parlementaire, il y a séparation de l’exécutif et du législatif. Le gouvernement réel, celui qui domine le peuple, est constitué par une bureaucratie de hauts fonctionnaires, et les résultats des joutes électorales risquent si peu de l’atteindre qu’elle jouit d’une indépendance quasi absolue. Voilà comment le pouvoir capitaliste peut subsister grâce au suffrage universel et à la démocratie. C’est pourquoi aussi, dans les pays où la majorité de la population appartient à la classe ouvrière, cette démocratie ne peut en aucun cas mener à une conquête du pouvoir politique. Pour la classe ouvrière, la démocratie parlementaire constitue une démocratie truquée, tandis que la représentation au moyen des conseils est la démocratie réelle : la gestion directe de leurs affaires par les travailleurs.
La démocratie parlementaire n’est autre que la forme politique par laquelle les grands groupes d’intérêts capitalistes pèsent sur le gouvernement.
Anton Pannekoek, Remarques générales sur la question de l’organisation , Novembre 1938, traduction Serge Bricianier, EDI, 1970, p. 275.
Image : Forum romain
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