La crise de l'éducation (Arendt)

Hannah Arendt « La crise de l'éducation », un texte de Hannah Arendt (1958) d'une actualité persistante dont on trouvera de larges extraits dans une « série monographique » réalisée par Thierry Ternisien d'Ouville sur Skole. Arendt explique, dans cet article mais également dans « Qu'est-ce que l'autorité? » (publié comme « La crise de l'éducation » dans Between past and future traduit en français sous le titre La crise de la culture), que la crise de l'éducation est significative de la crise du politique, et cela signifie notamment pour Arendt le développement des totalitarismes. Ainsi comprend-elle l'infantilisation de l’enseignement des langues en des termes qui nous rappellent la destruction de la citoyenneté par le « despotisme doux » analysée dans La démocratie en Amérique de Tocqueville : « L’enseignement des langues illustre directement le lien étroit entre ces deux points ; la substitution du faire à l’apprendre et du jeu au travail : l’enfant doit apprendre en parlant, c’est-à-dire en faisant et non en étudiant la grammaire et la syntaxe ; en d’autres termes, il doit apprendre une langue étrangère comme il a appris sa langue maternelle : comme en jouant et sans rompre la continuité de son existence habituelle. Si on laisse de côté la question de savoir si cela est possible ou non (et dans une certaine mesure c’est possible, à condition de pouvoir garder toute la journée l’enfant dans une ambiance où l’on ne parle que la langue étrangère), il est parfaitement clair que cette méthode cherche délibérément à maintenir, autant que possible, l’enfant plus âgé au niveau infantile. Ce qui précisément devrait préparer l’enfant au monde des adultes, l’habitude acquise peu à peu de travailler au lieu de jouer est supprimée au profit de l’autonomie du monde de l’enfance. » Hannah ARENDT, La crise de la culture, V. La crise de l’éducation (1958), Folio Essais, 2005, p. 235-236.

Commentaire(s)

Permalien

En écho, Lévi-Strauss, pour qui la créativité n'est pas innée mais peut seulement s'actualiser sur la base de la « discipline », d'un solide travail d'apprentissage des acquisitions du passé :

« Craignons, toutefois, qu’en sacrifiant les rudes nécessités de l’apprentissage à nos rêveries égoïstes, nous ne finissions par jeter par-dessus bord l’école, avec tout ce qu’encore elle représente, et ne frustrions nos successeurs du peu qui reste solide et substantiel dans l’héritage que nous pouvons leur transmettre. Il serait aberrant de prétendre initier nos enfants à la création par les voies de l’art, en recourant à des méthodes pédagogiques inspirées par les fruits illusoires de notre stérilité. Reconnaissons du moins que nous cherchons là une consolation : en faisant de l’enfant la mesure du créateur, nous nous donnons à nous-mêmes une excuse pour avoir laissé l’art régresser au stade du jeu, mais sans prendre garde que nous ouvrons la porte à des confusions bien plus graves entre le jeu et les autres aspects sérieux de la vie. Hélas! tout, dans la vie, n’est pas jeu. Due aux jeunes esprits qu’il nous incombe de former, c’est cette leçon fondamentale qu’on nous invite à taire pour la satisfaction, en vérité bien naïve, de justifier ce qu’on appelle encore art par les exercices attrayants dont, sous couleur de réforme pédagogique, il procure aux enfants l’occasion; exercices auxquels, d’ailleurs, les adultes eux-mêmes peuvent trouver — sans plus — un assez vif agrément. »

Claude Lévi-Strauss, Le regard éloigné, Plon, 1983, « Propos retardataires sur l'enfant créateur », p. 369-370 (pour l'extrait. Première édition de l'article : La Nouvelle Revue des Deux Mondes, novembre 1975).

Ajoutons que Lévi-Strauss en 1975 était très conscient de l'aggravation de ce problème par le développement de la communication de masse alors que nous, nous rêvons encore d'endiguer la déliquescence de l'enseignement en le canalisant dans les voies de la technologie de l'information :

« La naissance et le développement de ce qu’on appelle la communication de masse ont profondément altéré les conditions dans lesquelles le savoir se transmettait naguère. Il ne filtre plus lentement d’une génération à l’autre au sein du milieu familial ou professionnel, mais se propage avec une rapidité déconcertante dans le sens horizontal et sur des plans entre lesquels apparaissent des solutions de continuité : désormais, chaque génération communique avec tous ses membres beaucoup plus aisément qu’avec celle qui la précède ou la suit. Fidèle encore à l’ancienne formule, l’école se voit débordée de toutes parts et, du fait que la famille a perdu une de ses fonctions essentielles, l’école ne peut plus prolonger cette fonction et l’élargir. Elle n’est plus en mesure de servir, comme autrefois, de relais entre le passé et le présent dans le sens vertical et, dans le sens horizontal, entre la famille et la société. » (Ibidem, p. 359-360)