Le travail est-il ou n'est-il pas la clé du capitalisme? (Critique de la Wertkritik)

the entrance to Chritoph Buchel's Dump installation at the Palais de Tokyo Superdome exhibition in Paris. Photo prise le 29 juillet 2008 (© stunned / Flickr)

The entrance to Chritoph Buchel's Dump

 

Très intéressant article sur «Les limites de l'ajournement de la crise par le capital financier et le délire des programmes d'austérité» par Ernst Lohoff et Norbert Trenkle, lisible notamment sur palim-psao.over-blog.fr et téléchargeable ci-dessous:

Sur l'immense déchargz du capital fictif

 

La «critique de la valeur» voudrait que l'on se passe du travail. Doux idyllisme. Pour elle, en effet, il ne s'agit plus de libérer le travail du capital mais de se libérer du travail en tant que tel, dans ses deux dimensions, concrète et abstraite. Elle ne rêve pourtant pas non plus de faire travailler les machines suivant le programme de Engels-Marx (à la fin du Livre III du Capital) car le mode de production industriel est capitaliste dans son essence (sans neutralité technicienne). Alors quoi donc? Eh bien, la wertkritik ne nous le dit pas. Elle évoque bien l'aliénation de nos capacités de travail, mais elle ne nous indique pas comment nous pourrions les employer de façon libre, et paradoxalement elle valorise le «travail théorique» qui est le sien. Ou si elle reconnaît la nécessité d'une activité humaine pour obtenir de la nature la satisfaction des besoins et des désirs humains, c'est sous l'invocation passéiste d'un phénomène social total ou de l'architectonique classique.

 

La wertkritik se refuse à fournir aucun mode d'emploi pour une société future et pose seulement qu'«aucun medium fétichiste (comme aujourdhui le travail) ne s'interpose désormais entre les individus sociaux et entre les individus sociaux et le monde» (cf. «Qu'est-ce que la wertkritik?» à la suite de chacun des articles publiés sur le site palim-psao.over-blog.fr, et téléchargeable ICI). Cependant ce concept d'individu social connote une approche de la société non holiste – en dépit de sa prétention à saisir enfin le système capitaliste dans sa totalité – ou non marxiste pour le dire clairement. Et c'est bien ce qui transparaît à travers les analyses diverses de cette wertkritik qui s'oppose aux lectures traditionnelles de Marx, à l'anticapitalisme tronqué, etc. À mieux y regarder, elle propose purement et simplement de «rompre avec le marxisme», et notamment avec la lutte des classes. Certes, et Marx fut le premier à l'écrire, capitalistes et prolétaires concourent à la production d'un processus automate qui les dépasse. C'est le b.a-ba de la dialectique hégélienne. Mais dire que travailleurs et capitalistes sont des «comparses» et que la lutte des classe («si elle existe» !) «n'est en réalité qu'une lutte d'intérêts» c'est témoigner d'une méprise et de mépris à l'égard du combat de la classe des exploités sur les souffrances desquels, par ailleurs, on verse de chaudes larmes.

 

Ce qui est totalement manqué dans le présent article, à notre sens, c'est précisément l'importance fondamentale du travail, clé qui nous a fait entrer dans le capitalisme et qui seule nous en fera sortir. Le projet d'émanciper l'humanité du fétichisme de la valeur sans plus «le critiquer à partir du point de vue du travail» est vain. Il repose sur une méconnaissance philosophique de la naissance archaïque de la valeur dans la dénégation de la pro-duction qui signale aujourd'hui son retour dans le Gestell et, conjointement, sur une incompréhension de classe de l'origine de la financiarisation du capitalisme. La financiarisation est la voie où depuis la deuxième moitié du XIXe siècle le capital s'est vu contraint par les luttes sociales à s'engager toujours plus. Mais le capitalisme ne peut subsister que s'il exploite le travail vivant – et sous cette condition il le peut longtemps et même en droit toujours, le capitalisme ne porte pas en germe son propre effondrement. L'élévation de la composition organique du capital (même à l'époque de la «3e révolution industrielle») ne change rien à l'affaire. Elle permet bien plutôt de jeter sur le pavé les travailleurs par dizaines de millions pour les remployer à des tâches toujours plus simples et moins rémunérées. Ainsi commencent et se terminent les crises. La présente dure parce qu'il reste difficile pour le capital, malgré la lente décomposition de la gauche depuis la disparition de l'URSS, de remettre les hommes au chagrin dans de telles conditions du fait de la résistance ou de ce qui subsiste de la résistance sociale. Mais chaque jour apporte au capital une nouvelle victoire et il est en passe de gagner la lutte finale, à moins qu'il ne doive pour y parvenir déclencher carrément la guerre. On comprend l'appui que peut représenter pour lui une critique qui préfère à la notion de production de plus-value celle, soi-disant plus compréhensive, de valorisation, et qui s'en prend à la lutte des classes et à toute idée de «ré-appropriation» du travail et de ses outils, si même cette critique oppose aux «programmes d'austérité» – de façon du reste très abstraite et incohérente (mais pour le coup à juste titre) – qu'«avec moins de cinq heures hebdomadaires d'activité productive par personne, on pourrait produire une richesse permettant une vie décente à tous les habitants de la planète, et vraiment à tous, et cela sans détruire les bases naturelles de la vie».

 

En vérité, c'est par le travail que nous sortirons de la «décharge» du capital – le travail pro-ducteur du monde, celui que Marx appelait en effet générique et qui aliéné ou exploité ne peut produire que l'immonde. Mais il y va ici d'une autre phénoménologie que celle de Michel Henry et d'un autre anticapitalisme que celui des spirituels nourris de la sueur et du sang des travailleurs.

Commentaire(s)

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@ Tripalium

Vous écrivez :

« Le projet d'émanciper l'humanité du fétichisme de la valeur sans plus «le critiquer à partir du point de vue du travail» est vain. Il repose sur une méconnaissance philosophique de la naissance archaïque de la valeur dans la dénégation de la pro-duction qui signale aujourd'hui son retour dans le Gestell

Vous vous référez implicitement à Heidegger. Toutefois celui-ci situe l’apparition de la valeur non dans l’Antiquité mais dans les Temps modernes. Or le propos de la Wertkritik est de dire que le travail dans la modernité est irréductible à une réalité transhistorique et naturelle (l’essence générique de l’homme). La « critique de la valeur » soutient que le travail ne peut échapper à la valorisation qui domine la modernité, et que le point de vue de Marx sur cette époque ne lui échappe pas non plus précisément parce qu’il est un point de vue à partir du travail. D’où sa confiance aveugle dans le progrès des forces productives pour nous libérer du travail abstrait... La Wertkritik est donc davantage en accord avec la phénoménologie de Heidegger que Marx et vous-même...

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Merci pour votre commentaire.

Je vous réponds que sont coupables les raccourcis qui prêtent à confusion. Parler de l’origine archaïque de la valeur sans plus de précision, c’était une erreur de ma part. En effet, en tant que telle la notion de valeur n’apparaît que dans les Temps modernes, avec l’advenue de la subjectivité de l’ego cogitans. Et c’est bien ce que dit Heidegger au §21 de Être et temps quand il interprète l’ontologie cartésienne du monde. Mais s’il s’agit là d’un «raccourci», c’est que, comme le montre l’Introduction à la métaphysique («La limitation de l’être»), dès l’époque de Platon la scission de l’être et du devoir et le primat de to Agathon préparent l’émergence de la valeur. Et si Heidegger précise bien dans ce dernier ouvrage qu’il ne faut pas céder à la tentation de comprendre les idées platoniciennes comme des valeurs, ou l’être de l’étant à partir de ce qui vaut (car l’expression « rappelle encore trop ce qui vaut pour un sujet »), il écrit néanmoins que la scission entre l’être et le devoir trouve son achèvement chez Kant et que (pour faire court, une fois encore, inévitablement, désolé) c’est avec la prééminence de la détermination physico-mathématique de l’étant, et le développement des sciences historiques et économiques, que le devoir en vient à se fonder sur la valeur.

Ce qui nous permet de comprendre que le Gestell, qui porte en lui la possibilité historiale de son retournement en Ereignis, puise bien son origine première dans l’«exposition» de l’être comme idéa, c’est-à-dire aussi bien dans la perte du sens ou de la vérité de l’être comme phusis, laquelle perte, selon nous, va de pair avec le commencement de la (re)production (même si, oui, celle-ci ne revêt pas d'abord une forme de manifestation unique ni ne répond à une seule dénomination et n’acquiert son sens de travail ou n’en prend le nom que tardivement, à la fin du moyen âge).

Libérer le travail de la production, préparer la pro-duction, ou se libérer de la valeur, de la plus-value, de l’over-plus – autant d’expression qui disent l’illimitation essentielle de la production – c’est tout un.

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Gérald Papy

Source: Le Vif
Samedi 08 juin 2013 à 16h13

Si, comme il l’affirme, « le philosophe est un chercheur de mots », Pascal Chabot a sans doute trouvé ceux qui sonnent juste pour décrire ce mal de notre temps qu’est le burn-out, répandu depuis une petite décennie en Belgique. Son ouvrage Global burn-out connaît un joli succès de vente et est promis à une traduction en une dizaine de langues, de l’anglais au coréen en passant par le turc. C’est pourtant avec une grande humilité que le chargé de cours pas encore quadragénaire de l’Institut des Hautes Etudes des communications sociales (Ihecs) à Bruxelles accueille cette incontestable reconnaissance. Peut-être parce que le déni de reconnaissance est précisément un des principaux vecteurs de cette « maladie du trop » qui touche « les plus fidèles gardiens du système ». Avertissement salutaire ? A notre société, les victimes de burn-out, diagnostique Pascal Chabot, disent qu’au progrès utile, il faudrait substituer un peu plus de progrès subtil.

Pascal Chabot : Le burn-out met en évidence un nouveau rapport au travail. Travailler a toujours eu un côté épuisant. Mais on est dans une tout autre civilisation que celle de Charlie Chaplin dans Les Temps modernes, qui a symbolisé l’adaptation de l’homme à la mécanique au XXe siècle. Aujourd’hui, l’adaptation doit se faire par rapport à une accélération du temps, à des injonctions et à d’autres types d’organisation du travail. La question de l’adaptation est centrale dans l’apparition du burn-out. Avec le beau livre de Matthew Crawford, Eloge du carburateur (2), j’essaie de comprendre ce dilemme. Après ses études de philosophie, Crawford entre comme pigiste dans une société du Web. Il est chargé de rédiger pour un site spécialisé payant des recensions d’articles scientifiques. Huit par jour, c’est beaucoup mais ça va. Et puis, on lui en demande douze. Sa première réaction, parce ce qu’il ne rechigne pas à la tâche, n’est pas de se dire que « ce sera peut-être un peu trop », mais bien qu’« écrire douze articles par jour me posera un problème de loyauté, car j’aurai parfois l’impression de trahir les auteurs ». C’est symbolique de la difficile rencontre entre une personne perfectionniste et un système qui, en l’occurrence, se fout de la loyauté pourvu qu’un quota soit atteint. Les humains s’adaptent à tous les systèmes. Mais ils ne s’adaptent pas pour s’adapter. Ils le font pour être heureux, pour se réaliser...

Vous écrivez que « le comble de la vacuité, c’est de s’adapter toujours et de ne se réaliser jamais ». Pourquoi cette pratique de l’adaptation pour l’adaptation triomphe-t-elle aujourd’hui ?

Parce que la recherche de la productivité est le moteur principal de l’économie et parce que le rapport au temps a profondément changé. Jusqu’en 1930, l’humanité a toujours vécu en se laissant dicter son temps par son action. Quand on labourait un champ, cela prenait le temps que cela devait prendre. Depuis, le « fordisme » a renversé les choses. A chaque action, correspond un temps, une semaine ou... quelques minutes pour du travail à la chaîne. L’individu est de moins en moins maître de ce temps. On ne s’est pas assez rendu compte que la grande révolution est celle des années 1960 -1970 avec la création des horloges internes dans les machines qui en viennent à séquencer leurs tâches. Ces machines, créées individuellement pour nous faire gagner du temps, donnent l’impression, une fois mises en système, qu’elles nous forcent à courir après le temps.

Quel est le rôle des nouvelles technologies dans l’émergence du burn-out ?

Elles apparaissent comme ce qui requiert toujours l’attention, ce qui n’est jamais spontanément en veilleuse, ce qui n’a pas d’heure. Le téléphone portable est symptomatique des affections du burn-out. La victime se détournera du BlackBerry parce qu’il représente une sorte de laisse entre elle et son entreprise.

L’absence de reconnaissance est « constitutive de l’épuisement professionnel », écrivez-vous. Est-ce un facteur essentiel ?

Oui. La reconnaissance est constitutive de l’identité de l’individu. Quelqu’un qui ne serait reconnu par personne pourrait certes exister mais serait une sorte de surhomme. Nietzsche est de ceux qui prétendent que l’humain n’a qu’à se forger lui-même. Cela vaut pour une petite minorité. Le contrat de travail, c’est du temps contre de l’argent, de la qualité contre de la quantité. Les individus travaillent d’abord pour cela. Mais la reconnaissance, si elle vient saluer un travail bien fait, introduit de l’humanité dans ce contrat. La reconnaissance est beaucoup analysée par la philosophie et la sociologie allemandes qui lui accordent une place centrale. Pourquoi ? Parce que l’humain se voit reconnaître comme irremplaçable, non « délocalisable » et il n’est pas mis en rivalité avec la machine. Le management dans les années 1980 - 1990 a beaucoup joué sur des dénis de reconnaissance, intentionnellement, parce que c’est la meilleure façon de casser une personne. Voyez les dégâts que cela a provoqués chez France Télécom... La prise de conscience de ces travers a conduit à un management plus humaniste.

Le burn-out est-il une remise en cause du modèle capitaliste ?

Clairement. Il y a une sorte de perte de foi dans le système technico-capitaliste. S’il rencontre énormément de besoins matériels, il est aussi extrêmement dur. Des solidarités sont rompues. Certains n’y trouvent pas entièrement leur compte. Le burn-out est un appel à changer la manière de penser le travail et d’envisager la centralité du travail dans une vie. L’idée de Global burn-out est de démontrer qu’à chaque époque, on peut identifier une pathologie exprimant un désaccord avec les courants dominants qui dictent une vie possible aux humains : la guerre, la mélancolie, la neurasthénie au début du XIXe siècle, le spleen baudelairien face à la première modernité, la paranoïa entre les deux guerres... Aujourd’hui, la façon dont des personnes, qui donnent tout, sont parfois détruites par le système pose la question de son sens. Les victimes de burn-out posent les bonnes questions.

C’est la raison pour laquelle vous écrivez que le burn-out peut être salutaire, si la personne arrive « à se reconnecter à ce qui fait sens pour elle » ?

Je ne veux pas romantiser indûment les maladies psychiques parce qu’elles donnent lieu à beaucoup de souffrance. Mais le burn-out peut être salutaire si la personne en vient à se poser les questions qui lui importent vraiment, notamment l’équilibre à trouver entre vie professionnelle et vie privée. Je pense particulièrement aux femmes souvent en première ligne dans cette épreuve. Beaucoup d’organisations du travail sont encore faites par l’homme et pour l’homme. La répartition des tâches domestiques est encore source de nombreuses inégalités... Comment faire en sorte que le travail reste ce qu’il devrait toujours être, un lieu de réalisation de soi et pas la matrice d’un essoufflement. En cela, c’est vraiment une pathologie de civilisation.

Cette revendication commence-t-elle à être entendue ?

Depuis quelques années, il y a une prise de conscience positive. Un rééquilibrage est en cours. Les entreprises savent qu’elles ne peuvent pas continuer à laisser en leur sein certaines personnes ainsi épuisées.

Les enseignants et les professionnels de la santé sont les plus touchés par le burn-out. Pourquoi ?

Herbert Freudenberger, le psychiatre new-yorkais qui a forgé la notion de burn-out pointait, dès l’origine, les médecins, les infirmières, les enseignants, les travailleurs sociaux... On ne peut s’empêcher de penser à la phrase de Freud : « Avec la modernité, il y a trois métiers impossibles : soigner, éduquer, gouverner. » Deux d’entre eux sont épinglés par Freudenberger. Dans les métiers d’aide, la fragilité de l’humain se montre beaucoup plus que dans l’environnement matériel techno-scientifique et on n’est jamais certain que la mission sera parfaitement accomplie. Une autre façon de l’exprimer est de constater qu’il y a deux types de progrès, le progrès utile et le progrès subtil. Le progrès utile, techno-scientifique, est linéaire : on ne doit pas réinventer les ordinateurs pour les perfectionner ; on va toujours plus loin. Les métiers de l’humain sont en prise continue avec un cycle : les enfants naissent ; il faut leur apprendre à parler et tout reprendre dès le début... Ce sont les métiers les plus précieux parce que c’est en eux que s’expriment le mieux les idéaux d’une société. Or force est de constater que ce sont ceux qui, financièrement ou symboliquement, sont souvent négligés.

Est-ce à dire que la société poursuit peut-être d’autres idéaux ?

Il est clair qu’une société qui met en avant des idéaux de rendement, de productivité, d’évaluation des performances, de minimisation du temps pour une maximisation du profit est une société qui n’a pas les bonnes grilles pour comprendre ce qui est essentiel dans la relation que l’enseignant peut avoir avec ses élèves, ou le médecin avec ses patients. La question du temps des consultations médicales est un problème connu. Cela en est un des symptômes.

Le progrès utile est-il sans fin ?

C’est la question que tous les philosophes contemporains se posent, comme tout un chacun. La plupart réclament soit d’opérer un rééquilibrage, soit de rendre compatible progrès utile et progrès subtil en remettant l’humain au centre des préoccupations. Les signaux d’alerte donnés par des spécialistes du monde du travail, des cinéastes, des écrivains, des journalistes... laissent à penser que l’on va vers un rééquilibrage. Sauf qu’il y a bientôt 8 milliards d’individus à nourrir et une montée en surrégime prévisible. Même s’il y a un pessimisme de l’intelligence, il doit y avoir un optimisme de la volonté. Il serait absurde que notre société, la plus gâtée du point de vue matériel, soit la plus inapte à donner du sens et de la spiritualité.

Le burn-out est-il un phénomène occidental ?

Le contexte de crise l’influence parce que les contraintes augmentent en même temps qu’une fragilisation de certaines personnes. Pathologie spécifiquement occidentale ? Je le crois. Herbert Freudenberger en parle comme de la « maladie du bon Américain ». Ce n’est pas un terme qui est très utilisé en Asie...

La difficulté pour le citoyen européen n’est-elle pas de se résoudre à considérer que l’Europe ne sera plus dominante et que le rééquilibrage mondial en faveur de pays comme la Chine, l’Inde..., où des millions de personnes sont sorties de la pauvreté, ne peut se réaliser qu’au détriment de la prospérité matérielle occidentale d’antan ?

« Nous autres civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles », affirmait Paul Valéry en 1919. Non seulement, il avait tout à fait raison. Mais sa sentence est encore parfaitement actuelle. Certains des équilibres européens entre un bien-être de la personne et une certaine assurance matérielle pourraient être remis en cause. Le travail d’une partie de la philosophie contemporaine est d’essayer que cette remise en cause ne se fasse pas au détriment des individus ; ce qui risque tout de même de se produire.

Le contexte d’un pays menacé jusque dans son existence comme la Belgique peut-il influer sur la santé mentale d’une population ?

Je ne peux que répondre personnellement. Je suis profondément pacifiste. L’Europe a construit la paix, valeur cardinale. La Belgique y a contribué. Elle est un laboratoire où s’expérimente l’Europe et elle doit le rester. Cet idéal de paix passe par le respect de l’autre, la reconnaissance de sa spécificité et par un rapport détendu à l’autre. La Belgique a aussi une façon de ne pas monter en épingle des idéologies, et de ne pas s’accrocher de façon dogmatique à une identité. Ce sont des valeurs importantes. La remise en cause de tout ce qui constitue cet idéal de paix est négative. L’inquiétude face à certains discours identitaires est fondée. J’espère que la vertu pacifique belge, au nord comme au sud, l’emportera. Pacifisme et pragmatisme.

Pourquoi dédiez-vous votre ouvrage aux contemplatifs ?

Parce qu’ils ont raison d’être ce qu’ils sont, d’avoir au plus profond d’eux-mêmes le temps de méditer sur ce mystère d’être en vie. C’est souvent cette question-là que l’on élude.

Redonner du sens à la vie est-ce aussi retrouver la maîtrise de ce temps ?

Oui, cela passe certainement par une réappropriation du temps. Ce n’est pas un plaidoyer pour l’oisiveté. Il y a dans le temps la source la plus profonde de liberté. Avoir au plus profond de soi le temps, c’est se sentir exister et sentir en soi ce que l’on peut donner.

N’est-ce pas une revendication un peu anachronique par rapport à une évolution de la société où tout conduit à occuper le temps ?

C’est anachronique comme la philosophie l’a toujours été depuis vingt-cinq siècles. Elle ne va sans doute pas cesser de l’être. Comment retrouver cela ? Chacun a ses rencontres, ses chemins. Il suffit d’une certaine sensibilité pour prendre conscience que « la vie est longue mais brève », comme dit l’autre...

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Travail et ennui. — Dans les pays de la civilisation presque tous les hommes se ressemblent maintenant en ceci qu’ils cherchent du travail à cause du salaire ; — pour eux tout le travail est un moyen et non le but lui-même ; c’est pourquoi ils mettent peu de finesse au choix du travail, pourvu qu’il procure un gain abondant. Or il y a des hommes rares qui préfèrent périr plutôt que de travailler, sans que le travail leur procure de la joie : ils sont minutieux et difficiles à satisfaire, ils ne se contentent pas d’un gain abondant, lorsque le travail n’est pas lui-même le gain de tous les gains. De cette espèce d’hommes rares font partie les artistes et les contemplatifs de toute espèce, mais aussi ces désœuvrés qui passent leur vie à la chasse ou bien aux intrigues d’amour et aux aventures. Tous ceux-là cherchent le travail et la peine lorsqu’ils sont mêlés de plaisir, et le travail le plus difficile et le plus dur, si cela est nécessaire. Mais autrement ils sont d’une paresse décidée, quand même cette paresse devrait entraîner l’appauvrissement, le déshonneur, les dangers pour la santé et pour la vie. Ils ne craignent pas autant l’ennui que le travail sans plaisir : il leur faut même beaucoup d’ennui pour que leur travail puisse leur réussir. Pour le penseur et pour l’esprit inventif l’ennui est ce « calme plat » de l’âme qui précède la course heureuse et les vents joyeux ; il leur faut le supporter, en attendre l’effet à part eux : — c’est cela précisément que les natures moindres n’arrivent absolument pas à obtenir d’elles-mêmes ! Chasser l’ennui de n’importe quelle façon, cela est vulgaire, tout comme le travail sans plaisir est vulgaire. Les Asiatiques se distinguent peut-être en cela des Européens qu’ils sont capables d’un repos plus long et plus profond que ceux-ci ; leurs narcotiques même agissent plus lentement et exigent de la patience, à l’encontre de l’insupportable soudaineté de ce poison européen, l’alcool.

Friedrich Nietzsche, Le Gai Savoir (1882), §42, trad. Traduction par Henri Albert.
(d'après l'éd. de 1887), Paris, Société du Mercure de France, Paris, 1901

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Accéder au texte intégral du Gai Savoir.