Quand le philosophe (Edgard Morin) rêve éveillé devant le politicien (François Hollande)

Première de couverture de "Dialogue sur la politique, la gauche et la crise", François Hollande, Edgard Morin, Le Monde Editions, septembre 2012. Photo Politproductions.com

La philosophie dans son rapport à la politique – non pas au politique qui est un objet de pensée, mais à la politique en tant que pratique concrètement insérée dans le tissu des réalités socio-économiques locales, nationales et mondiales – la philosophie, donc, quand elle se veut politique philosophique et non plus seulement philosophie politique, est capable d’engendrer toutes les figures de l’engagement, tantôt catastrophiques ou ridicules, tantôt dangereuses voire terrifiantes, mais aussi parfois dignes ou glorieuses: apprenti réformateur, conseiller du prince, agent gouvernemental, militant révolutionnaire, ou résistant comme le fut Edgard Morin sous l’Occupation. Et cependant ce philosophe semble bien avoir récemment inventé la figure du rêveur éveillé. C’est ainsi du moins qu’il nous est apparu face à François Hollande au cours d’un entretien que réalisa Nicolas Truong au cœur de la campagne présidentielle de 2012 et dont on peut, ci-dessous, lire un extrait ou écouter l'intégralité.

Oh ! il n’est sans doute pas dans cet entretien une seule proposition d’Edgard Morin à laquelle un homme de cœur et de bon sens ne souscrirait, pas même celle de la préservation de la concurrence du marché s’il sait que le philosophe la distingue de la compétitivité oppressive et déshumanisante. Même les purs, « les épiciers de Tarnac », peuvent y trouver leur compte quand il imagine une nouvelle politique rurale qui « inciterait à réinstaller dans les villages des boulangeries-épiceries-buvettes »! Et cependant, avec un recul d’à peine quelques mois, cet homme de bon sens mesurera aisément que si le rêve était beau voire nécessaire, il était inévitable qu’il se brisât sur la politique réelle de François Hollande. Politproductions n’a eu besoin d’aucun délai pour prévenir cet avenir, et à ce sujet je me suis déjà exprimé en avril 2012. Je n’y reviens donc pas, mais je m'étonne qu’un philosophe de la trempe de Morin ait pu se montrer si naïf. Il est vrai qu’il ne fut pas le seul à se fourvoyer, d’autres penseurs à gauche appelèrent impérativement au vote socialiste, il est vrai aussi que François Hollande promettait alors de faire la guerre à la finance et non pas aux jihadistes, mais enfin, quel manque d’analyse philo-politique ! Faut-il imputer l’aveuglement de ces nobles vieillards à l’angoisse du grand âge ou à la peur de sombrer dans ses oubliettes ou bien plus simplement à l’oubli de Marx ?

«Est-ce que c'est possible?», demande pour finir Edgar Morin en citant Beethoven: «Muß es sein? Es muß sein, «Est-ce que cela doit être, ou est-ce que cela est possible? Oui, cela doit être, et cela est possible!», traduit-il. Mais est-ce bien ce que dit l'allemand, quelle que fût l'intention de Beethoven, à jamais scellée, lorsqu'il porta cette mention dans la marge de son dernier quatuor? Müssen n'est pas sollen. Le premier indique la nécessité, le second l'obligation. Meilleure traduction eût donc été: «Le faut-il? Il le faut!». Que vient faire ici la possibilité qu'il faudrait avant tout montrer? La question posée par Edgard Morin est d'autant plus étonnante que «si tu dois, tu peux» comme le répète Kant. Si ce qui est dû n'était pas possible, le devoir serait vain ou chimérique. Edgard Morin (se) demanderait-il alors à voix haute s'il n'est pas en train de rêver? La bonne, la vraie question était: «Est-ce que vous, François Hollande, accomplirez ce devoir politique sur lequel nous venons de nous entendre pour l'essentiel?», et la réponse était évidemment «Non». Au lieu de cela, la réplique de Fr. Hollande, «Si ce n'est pas possible, ça ne sera pas, voilà», élude et fait complètement disparaître la question du devoir et de l'engagement. Et elle justifie, une fois de plus et à l'avance, la défaite du politique, son renoncement devant une nécessité économique prise pour fatalité ou jugée indépassable avant les calendes grecques...

« Edgar Morin. – Une grande politique économique comporterait selon moi la suppression de la toute-puissance de la finance spéculative tout en sauvegardant le caractère concurrentiel du marché ; comme je l’ai dit, le dépassement de l’alternative croissance/décroissance en déterminant ce qui doit croître : une économie plurielle, comportant le développement d’une économie verte, de l’économie sociale et solidaire, du commerce équitable, de l’économie de convivialité, de l’agriculture fermière et biologique, de l’entreprise citoyenne. C’est le développement de cette économie qui résorberait du même coup le chômage. Mais aussi ce qui doit décroître : l’économie créatrice de besoins artificiels, du futile, du jetable, du nuisible, du gaspillage, du destructeur. Ne faut-il pas envisager une grande politique de la consommation, qui inciterait les consommateurs à s’éclairer sur les produits, et mènerait une action éducative sur les intoxications et addictions consuméristes – ce qui, favorisant la qualité des produits, favoriserait la qualité de la vie et la santé des personnes ? Ne faudrait-il pas, conjointement, prohiber les multiples produits soit jetables, soit à obsolescence programmée, ce qui favoriserait les artisanats de réparation ? Ne faut-il pas envisager une grande politique de réhumanisation des villes qui veillerait à opérer la déségrégation sociale, à ceinturer les villes-parkings pour y favoriser les transports publics et la piétonisation, et favoriser la réinstallation des commerces de proximité ? Une nouvelle politique de la France rurale ne devrait-elle pas être promue, qui ferait régresser l’agriculture et l’élevage industrialisés devenant nocifs pour les sols, les eaux, les consommateurs, et progresser l’agriculture fermière et « bio » ? Elle revitaliserait les campagnes en les repeuplant d’une nouvelle paysannerie, en y réimplantant bureaux de poste et dispensaires locaux, et elle inciterait à réinstaller dans les villages des boulangeries-épiceries-buvettes. Elles instaurerait l’autonomie vivrière dont nous aurons besoin en cas de grave crise internationale.

Ne faut-il pas envisager une grande politique de l’État qui ferait de celui-ci non seulement un protecteur social, mais aussi un gestionnaire social qui fournirait des crédits à la création de toute entreprise d’intérêt solidaire, convivial ou culturel ? Ne faut-il pas en même temps envisager d’améliorer son administration, non par la réduction du nombre des fonctionnaires mais par l’accroissement de la qualité de son fonctionnement, par la débureaucratisation qui décloisonne les services et donne des initiatives aux fonctionnaires ?

À la logique du primat du quantitatif, du calcul, de la statistique, des données matérielles, ne faut-il pas substituer une logique du qualitatif, des vraies richesses de la vie qui sont dans les relations de compréhension, de solidarité, de respect d’autrui, du développement conjoint des autonomies et des communautés ?

François Hollande. – Il y a dans vos propos de nombreux points qui font écho à ce que je propose dans mon programme... »

Dialogue sur la politique, la gauche et la crise, François Hollande, Edgar Morin. Entretien réalisé par Nicolas Truong. Préfaces de François Hollande et Edgar Morin. Ed. de l’Aube, La Tour-d'Aigue (Vaucluse), Le Monde Editions, Paris, collection « Monde en cours », sept. 2012, p. 50-53.

Écouter l'enregistrement audio de cet article :

ÉCOUTER L'ENTRETIEN ENTRE FRANÇOIS HOLLANDE ET EDGARD MORIN DE MARS 2012 :

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... tout doucement, car pour l'essentiel il poursuit son rêve, chevauchant son dada de la complexité anecdotique : la non-croissance, «les cadres en short» ou les villes à la campagne, une compétitivité non compétitive (comme l'on sait depuis Freud, les processus primaires du rêve, qui obéissent au seul principe de plaisir, ne connaissent pas la contradiction), la miraculeuse taxe Tobin, le cauchemar (pour les éveillés) du décloissonnement de l'école, etc. etc.

Saluons tout de même, dans cette tribune, un appel à la pensée, d'une part, et, de l'autre, la demande directement adressée à François Hollande, président normal parmi les normaux de la Ve République, pour qu'il convertisse sa normalité en normativité. Un double appel, en somme, au devoir du sens et au sens du devoir. Le mot de Beethoven («Muß es sein? Es muß sein) est réinterprété, et dans le bon sens cette fois.

Il est grand temps, en effet, que Flambi se réveille à son tour et réalise qu'il finira mal s'il persiste à ne pas respecter ses engagements solennels de campagne :

«Les jeunes devront vivre mieux dans cinq ans qu'aujourd'hui, j'en fais le serment» (Nancy, lundi 5 mars 2012, meeting).

Le peuple français a attendu cinq longues années avant de sanctionner Sarkozy pour ses parjures. Mais aujourd'hui, échaudé, le souverain ne semble plus disposé à la même patience. Il attend dans l'urgence le changement maintenant.

Lire la tribune d'Edgard Morin dans Le Monde : «Un sursaut est nécessaire»