Le Nord (Jean Bruller alias Vercors)

Crase entre le logo (conçu par Vercors) des Éditions de Minuit fondées par Vercors et Pierre de Lescure et le titre d'une nouvelle de Vercors dédiée à la mémoire de son père : La Marche à l'Étoile.

     Dans « l’appel de Londres », lancé de la B. B. C., le lendemain du jour V, le 9 mai 1945, Vercors déclarait :

« ...si les citoyens des nations libres font de leur liberté un usage égoïste, un usage ou leur intérêt personnel passe avant celui de la nation — ou si, ce qui serait plus grave encore, les nations elles-mêmes se montrent égoïstes — je puis prophétiser ceci : que... quelque nouveau Hitler... se lèvera au milieu du désordre pour s’écrier : “Vous nous avez empêchés de faire l'Europe, et vous n'avez su faire que des ruines.” Qui alors empêchera les peuples découragés de l'écouter et de le suivre ? [...] Contre les tyrans, la guerre est gagnée. Maintenant commence le grand combat contre soi-même. »[1]

Ce combat contre soi-même, Jean Bruller l’a mené en juillet 1940. Quelle voie fallait-il prendre dans la confusion qui suivit la défaite ? Comment être sûr d’aller du bon côté de l’Histoire ? Comment juger ? Le doute était plus grand que jamais. « Une nouvelle concep­tion, que je tenais pour ennemie, était défendue par des hommes d’une telle cohésion, et d’un tel allant, qu’ils n’avaient fait qu’une bouchée de ceux qui défen­daient la mienne. » Gœthe, l’aristocrate fuyant avec les armées allemandes battues à Valmy, avait pu dire à juste titre : « En ce lieu et en ce jour commence une ère nouvelle de l’histoire du monde. » S’il fallait en penser autant de la victoire d’Hitler sur la France ? Et combien d’autres arguments tirés de prémisses relatives pouvaient paralyser pratiquement l’esprit ! Aussi la victoire sur le défaitisme sceptique ne pouvait-elle venir des raisonnements dialectiques. Elle vint pour Jean Bruller comme survient au voyageur égaré l’étincellement soudain d’une polaire dans la déchirure d’un nuage. Quand lui revint par hasard et par raison le principe de la civilisation, la prescription inconditionnelle de l’impératif catégorique : « Ne traite jamais, en ta personne ni en celle d’autrui, l’humanité comme un moyen ». « Veto » plutôt qu’impératif, précise très profondément Le Nord qui nous rappelle là le signal ou commandement négatif du daïmon socratique.

Ainsi se termina le combat contre soi que mena Jean Bruller en juillet 40 : par la naissance de Vercors dans la résistance à laquelle il se donna « corps et âme ».

Similitude avec les moments que nous vivons ? Notre défaite n’est certes pas comparable. Elle n’est pas la débâcle d’une nation face à une autre nation devenue barbare. Elle est le recul de notre humanité devant notre propre barbarie qui désormais s’étend sans vergogne, trouvant chaque jour davantage de médias pour la relayer, d’oreilles complaisantes pour l’écouter. Quand le troupeau de nouveau s’ébranle, plus moutonnier que jamais, ceux qui cherchent la marche à suivre découvriront peut-être un guide dans Le Nord de Vercors. Pourquoi nous publions ce texte épuisé [2].

FG

 

Jean Bruller alias Vercors (Photo Y. Chevalier)

(Pdf téléchargeable)

Le NORD fut écrit pendant l’été 1943.

Sa destination était de paraître dans un volume de Chroniques Interdites, aux Édi­tions de Minuit. Mais après l’avoir terminé, l’auteur fut pris de scrupules : ce texte ne ferait-il pas, aux consciences hésitantes, plus de mal que de bien ? Il fut donné à lire à plusieurs personnes. Les avis furent partagés. Et bien que Jean Paulhan eût rappelé les paroles d’Alain : « On écrit pour inquiéter bien plus que pour convaincre », l’auteur ne se décida pas.

S’il se décide aujourd’hui, c’est que ces scrupules n’ont plus désormais de raisons d’être — et peut-être le texte lui-même a-t-il perdu une part des siennes. Trouvera­it-on encore de l’intérêt à cette peinture d’un esprit troublé qui ne pouvait choisir, en 1940, sans mettre la raison de son côté ? Après tout, peut-être l’auteur se fait-il, sur ses concitoyens, de fidèles illusions. Peut-être ces pages pourront-elles encore apporter quelques lumières à certaines consciences irrésolues.1

*

[47] — Oh, me dit-il, je peux bien vous apparaître aujourd’hui très sûr de moi, très sûr de ce que je pense, plongé à fond dans la « résistance » et prêt à tout engager, à engager ma vie pour cette conviction : et je le suis. Oui, et ce ne serait pas un grand mensonge de ma part que de pré­tendre l’avoir toujours été. Ce serait un mensonge tout de même, car j’ai passé par de grands tourments. Je l’avoue volon­tiers, parce que je ne pense pas que cela diminue en rien la valeur de ma conviction. [48]

Au contraire je prétends qu’elle y trouve du renfort : je n’éprouve pas tant d’admi­ration ni d’estime pour les convictions « révélées », pour cette assurance, qu’ont certaines gens d’être dans la vérité sans avoir jamais mené le combat contre eux-mêmes, sans avoir jamais « cherché en gémissant ». Je ne sais si vous-même...

— Ma foi, dis-je en souriant, je crains d’être plutôt de ceux-là. Je crains d’être attaché à certaines notions fort démodées, à de vieux mots usés qui n’ont pas perdu pour moi leur prestige : Justice, Personne humaine, Liberté et quelques autres. Ils me suffisent. Je suis sans doute un peu bête.

— Et moi cuistre, dit-il, et il rit : c’est ce que vous pensez, n’est-ce pas ? Mais c’est injuste. Ce ne fut pas un tour­ment de pure forme, je vous le jure. Cha­cun trouve sa vérité selon ses voies. Les miennes... oui, elles ont eu le doute à la base. N’allez pas croire non plus que je m’en fais gloire ! J’ai subi un sort très [49] commun. Qui n’a pas douté, plus ou moins, en juin 1940 ? Chacun s’est raccroché alors à ce qu’il a pu, vous à ces mots usés, comme vous dites, d’autres... mais peu importe. Il y avait pourtant une voie qui semblait claire, celle de la fidélité : To thine ownself be true2... mais laquelle ? Chacun, dans chaque camp, est persuadé qu’il est resté fidèle à soi-même (sauf les salauds, qui s’en fichent). Il y a parmi nous des gens de tous bords : de l’Humanité, de l’Œuvre (la vraie), de l’Écho de Paris, de l’Action Française. Ils se déchiraient, ils fraternisent. Se sont-ils reniés ? Vous savez que non. Ils sont, tous, fidèles à eux-­mêmes, à quelque chose de très profond, qui aujourd’hui a tout balayé, et qui les unit. On n’est pas moins mêlé dans l’autre camp, on y vient de partout aussi : et l’on y est pareillement fidèle à soi-même, mais ce à quoi la plupart là-bas sont restés fidèles, c’est justement ce qui nous répugne. Et ceux, parmi eux, qui se sont trahis, ils se jouent à eux-mêmes la [50] comédie : « Je voulais l’Europe, je la veux toujours. » Ils ont fini par y croire, à leur fidélité. Ainsi vous voyez, ce fut une bonne voie pour les uns, une mauvaise pour les autres : voie donc fort dangereuse. Je l’ai senti tout de suite : « Fidèle ? Oui. Mais à quoi ? » C’était une telle confusion! La patrie, l’unité nationale, le respect des contrats, la raison d’État, l’Europe, la guerre et la paix, l’économique, la poli­tique, la justice (quelle justice ?), la liberté (quelle liberté ?), l’individu, la col­lectivité, la propriété, le bien public, le temporel, le spirituel... Fidèle, oui, fidèle... mais quelle salade!

« Mais, direz-vous, tout ça existait déjà, du temps où vous saviez ce que vous pensiez... Qu’y avait-il de changé ? » Oh, rien. Sinon qu’une nouvelle concep­tion, que je tenais pour ennemie, était défendue par des hommes d’une telle cohésion, et d’un tel allant, qu’ils n’avaient fait qu’une bouchée de ceux qui défen­daient la mienne. Cela ne voulait [51] peut-être rien dire, mais cela pouvait dire beau­coup. Les Soldats de l’An II, n’est-ce pas, et Valmy, et les paroles de Gœthe : « En ce lieu et en ce jour commence une ère nouvelle de l’histoire du monde. » Était-ce donc cela ? Dure pensée. Mais je ne suis pas homme à rejeter une telle pensée sans examen, pour la seule raison qu’elle m’af­flige. Je suis un homme scrupuleux, d’au­tres diraient : un homme de peu de foi. Qualité ou défaut, comme il vous plaira. C’est ma nature et je n’y puis rien. Quand je crois détenir une vérité, je m’y tiens, et plus fermement que beaucoup. Mais si j’en viens à douter, rien ne m’empêchera de l’examiner à nouveau, sans considéra­tions de fidélité, d’amitié, ou de respect humain. Je ne suis pas un partisan com­mode, et, en fait, je me suis refusé toujours à me donner à aucun parti. Mais si jamais je choisis dans quels rangs me battre, on peut être sûr que ce n’est pas à la légère. Et on peut compter sur moi.

« Ce mois de juillet 1940 a été sinistre [52] pour beaucoup. Il a été sans doute le plus dur de ma vie. Pas seulement parce que nous avions été battus. Mais parce que les mots de Gœthe me trottaient sans répit par la tête, et m’obligeaient, m’obli­geaient, malgré toute ma répugnance, m’obligeaient à me demander si en défi­nitive ce n’était pas un bien que nous eussions été battus. « En ce jour commence une ère nouvelle de l’histoire du monde. » Ce n’est pas que rien du nazisme me parût moins horrible : ces persécutions, cette injustice proclamée vertu, ces déla­tions inculquées au berceau, ces men­songes, ces ruses, ces serments trahis en riant, cette adoration de la force, ce mépris de l’esprit, cette haine de la morale ... oh, le tableau était plus noir que jamais. Mais que pensait un chouan en 1793 ? Qu’eussé-je pensé si j’eusse été chouan ? Je ne dis pas un aristocrate, qui avait des privilèges à défendre, mais un de ces hommes simples qui se battaient pour une certitude intérieure. La révolution devait [53] lui paraître, par bien des côtés, non moins horrible et inacceptable, pour des raisons non moins valables : cette destruction forcenée de tout ce qui lui paraissait sacré et éternel, ce mépris du divin, ces persé­cutions des prêtres, et ces haines, ces revanches sordides, ces massacres, ces tri­coteuses ... Il y avait de quoi révolter la conscience d’un chouan ! Et pourtant c’était Gœthe qui avait raison, Gœthe l’aristocrate fuyant avec les armées allemandes battues, mais qui avait vu au delà du présent et savait remettre une vérité sur la sellette, quand même elle tînt à lui par toutes ses fibres ...

« Mais comment juger ? Comment être sûr que revenant sur terre dans cent cinquante ans, je ne m’apercevrais pas que j’avais commis l’erreur du chouan ? La civilisation chrétienne ... eh bien, si je suis, dogmatiquement parlant, un incroyant, je sais bien aussi que je suis imprégné jusqu’aux moelles d’esprit chrétien. Cela empêche de juger sainement. La civilisation [54] chrétienne n’a pas encore deux mille ans, mais elle n’en a guère moins. Et si elle nous paraît éternelle et seule valable, la civilisation antique devait tout autant paraître éternelle et seule valable aux anciens. Et par civilisation j’entends avant tout notre idée de l’homme. Jugé de ce point de vue le nazisme est aussitôt condamné. Mais, je viens de le dire, qui me prouvait que cette civilisation, que cette idée de l’homme n’avaient pas fait leur temps ? Et que nous n’assistions pas à la naissance « d’une ère nouvelle de l’histoire du monde », qui dans cent cinquante ans s’épanouirait dans une conception inédite et triomphante de l’homme ? Étais-je vraiment de ceux qui ne savaient pas « voir la Figure » ? D’autres prétendaient la voir. Gœthe, en son temps, l’avait vue.

« Oh, vous me ferez l’honneur de croire que, quand bien même j’eusse été soudain envahi par cette vision, persuadé et converti, je n’aurais pas pour autant rejoint [55] les rangs où se sont précipités trop de Français. C’est peut-être une faiblesse, mais dussé-je donner raison à l’ennemi, je ne pourrais me résoudre à l’aider quand il est sur mon propre sol. Non, dès le premier jour et avant tout examen j’étais décidé à garder ma plume au plumier jusqu’au jour où mon pays serait libre. Je gagnerais ma vie comme je pourrais. Quoi que je dusse penser, nulle autre attitude ne me semblait compatible avec le sentiment de ma dignité. Et si un jour je devais mettre ma pensée au service de cette nouvelle cause, je sentais bien que ce que je dirais n’aurait de valeur qu’autant que ce serait dit librement — quand ce ne pourrait plus être pris pour une conversion opportune. Une atten­tion intéressée et un assentiment intérieur, telle était l’extrême posture d’esprit que j’envisageais. C’eût été déjà énorme. Mais, Dieu merci, je n’en étais pas là ! Pas une seconde je n’approchai d’une telle conviction. C’était bien suffisamment torturant [56] que mes vieilles croyances fussent ébranlées. Et que je n’eusse pour les réconforter, si elles pouvaient l’être, d’autre remède qu’une terrible médecine : les secouer de moi, pour les confronter avec celles de l’adversaire. Je lus ou relus tout ce qui compte en fait de littérature nazie. Je repris Nietzsche de fond en comble, et même Gobineau, et même Rosenberg. D’autre part, je m’enfonçai dans des méditations nouvelles sur la justice, sur la liberté, sur les droits de l’homme, sur la nation souveraine, je tentai de rajeunir en moi ces vieilles notions. Je ne parvins qu’à les rendre un peu plus douteuses, sans pourtant que de l’autre côté j’eusse fait un pas en avant. Je demeurais au centre d’une confu­sion d’où sans doute mon cœur pouvait me tirer, mais cela je le refusais.

« Dures semaines ! Elles furent courtes — moins de deux mois : elles m’apparaissent pourtant aujourd’hui encore comme une longue période de ma vie. [57] Ce qui y mit fin fut un hasard. Du moins il faut bien lui donner ce nom. Ma vie spirituelle fourmille de ces hasards. Cent fois la solution d’un problème intérieur me fut fournie ainsi — par une rencontre dans la rue, une parole dans le métro, le titre d’un livre en vitrine, le passage d’un roman ouvert sans cause. Hasards donc, mais tout de même je n’eusse pas remarqué ce titre, ou cette parole, si je n’avais eu l’esprit tendu pour les attraper au passage. Ainsi cette fois encore. Et si mes yeux s’en allèrent ce jour-là caresser certain recoin de ma bibliothèque où dorment des livres que je n’ouvre jamais, qui ne sont là que comme un monument de mes lectures passées, c’est assurément par hasard ; mais s’ils s’arrêtèrent sur un tout petit dos, sur un titre en minces lettres d’or, il y a là quelque chose de plus et, à tout prendre, d’assez mystérieux. Car ce titre à peine l’eussé-je lu, je sautai sur mes pieds. Non pas qu’il recouvrît rien qui, dans ce livre, pût se rappeler [58] à moi comme l’élément d’une solution. Au contraire, les mots en lesquels se résu­mait mon souvenir de ce livre, et ces mots étaient ceux d’Impératif catégorique, ces mots ne m’inspiraient nulle amitié. Si j’attendais une aide, ce n’était assuré­ment pas d’eux. Non, c’était le titre, et le titre seul, qui m’avait adressé un signe fulgurant, un signe sauveur, comme pour­rait être, aux yeux du voyageur égaré, la Polaire étincelant soudain dans la déchi­rure d’un nuage. Vous vous rappelez ce titre : FONDEMENTS DE LA MÉTAPHYSIQUE DES MŒURS.

« Naturellement, je ne puis espérer que ces mots fassent sur vous l’effet qu’ils ont fait sur moi. Ce fut, je vous l’ai dit, une révélation — non : une annonciation. Et d’abord ce mot : Métaphysique... Étrange : c’est la deuxième fois que je prononce ce mot devant vous, et vous n’avez pas souri. Ordinairement il fait sourire. Les messieurs sérieux ne semblent pas pouvoir entendre ce mot, dans la [59] controverse, sans sourire. Oh! un sourire aimable, ils ne peuvent ouvertement me tenir pour un sot, ni donc se moquer ouver­tement. Mais tout dans la bonhomie de ce sourire dit : « Vous êtes dans les nuages. » Ils ne s’aperçoivent pas que ce sont eux, les malheureux, qui naviguent dans les nuages (comme je faisais). Non pas sans doute les nuages comme ils l’entendent. Mais de vrais nuages : qui sont faits de brouillard épais, où un navire, quand il s’y trouve, est bien incapable de faire route avec sécurité, si le pilote veut s’en tenir seulement à la connaissance de son vaisseau, de sa mâture et de ses machines, aux avis plus ou moins contradictoires des officiers, à l’observation des courants, du mouvement des vagues, des sautes de vent — connaissances assu­rément indispensables à la conduite d’un bâtiment, mais qui ne sauraient remplacer dans cette circonstance une chose extrê­mement abstraite, tout à fait arbitraire et, ma foi, assez métaphysique : le Nord.

Fondements de la metaphysique des [60] mœurs ! Ce n’était pas sans doute tout à fait le Nord, c’était du moins le moyen de le trouver. Je sautai sur mes pieds car d’un coup je compris toute ma sottise. Comment pouvais-je espérer dégager une vérité en confrontant des notions aussi relatives, et pas seulement relatives mais aussi flottantes, et pas seulement flottantes mais aussi com­plexes que la justice, l’ordre, la liberté, la politique, l’économique, le droit ou l’espace vital ! Chacune aussi riche que sa voisine en possibilités d’arguments et d’ar­guties, d’attachement passionné comme d’animosité raisonnée. Une vérité ! Cela n’en pouvait donner une : mais dix, mais vingt, mais des vérités à la pelle. Toutes les combinaisons possibles de vérités. Et certes il n’est pas impossible que le navire ne se sorte sain et sauf du brouillard sans l’aide du compas. Mais il a non moins de chances de s’échouer sur des brisants.

« Oui, c’était à cela qu’il fallait revenir pour y voir clair : et non pas tant peut-être à une métaphysique des mœurs qu’à sa [61] Grundlegung, à ce qui permet d’en asseoir les principes. J’avais fait comme les autres. Je m’étais laissé prendre à l’esprit du siècle, qui est celui du double absolu — seul absolu que se permette notre débauche de relatif. Toute recherche pour découvrir un principe moral en dehors d’un monde purement pratique me semblait une vue de l’esprit. L’Impératif dégagé par Kant, je le tenais donc, comme chacun, pour une spéculation sublime mais sans valeur d’application.

« Et je m’interrogeai : l’esprit critique ne m’avait-il pas joué un mauvais tour ? Comme Montaigne, je doutai de mon doute. Je le remis en question. Que reprochent à Kant, me demandai-je, nos cerveaux modernes ? De poser pour évidentes des prémisses qui ne le sont plus, de s’appuyer sur une dialectique à laquelle on pourra toujours répondre par une dialectique opposée. Ainsi le départ étant douteux, le résultat ne l’est pas moins. Une loi morale déterminée dans ces conditions reste [62] valable pour ceux qui acceptent ces pré­misses, elle ne l’est plus pour ceux qui les refusent. Bien, bien. Mais la loi de la gra­vitation de Newton aussi a cessé d’être philosophiquement valable, cela n’empêche pas les objets de tomber selon cette loi. On a remplacé une explication par une autre. On a introduit l’incertitude et le relatif. On ajoute : « Tout se passe comme si... » On cesse de parler de lois pour parler de probabilités infinies. Pour mieux dire encore : on se contente de moins. On voulait hier que l’univers fût régi par des lois, expression d’un ordre transcen­dant, un ordre voulu par Dieu. Kant voulait que la morale le fût aussi. Aujour­d’hui, on suppose que ces lois sont celles seulement du hasard, les lois de la statis­tique. Dans le domaine de l’esprit (de la spéculation) cela change tout. Dans celui de la pratique, l’essence de ces lois (Hasard ou Dieu) n’importe guère, il suffit qu’autour de nous les choses leur obéissent. On prouvait autrefois par l’expérience des [63] hypothèses séduisantes. On se contente aujourd’hui de constater que ces hypo­thèses, l’expérience ne les contredit pas. Eh bien, constatons! Constatons que les principes moraux, dont Kant montrait qu’ils découlaient nécessairement de ce seul fait : l’homme est doué de raison, constatons qu’ils se trouvent merveilleu­sement d’accord avec les lois acceptées d’emblée par la morale populaire. Toujours d’accord, jamais en opposition. Les com­mandements qui découlent de la grande loi de Kant : « Traite toujours l’humanité, dans ta personne comme dans celle d’au­trui, comme une fin et jamais comme un moyen », ces commandements se ren­contrent sans jamais se démentir avec l’idée instinctive que des milliards d’indi­vidus, depuis des milliers d’années, se font du bien et du mal. Eh bien, n’est-ce pas là une loi statistique ? Ne m’interrompez pas. Je sais ce que vous allez dire : « De quelle fin déduisez-vous ces commande­ments ? Il faudrait d’abord mettre les gens [64] d’accord. » Oui, bon, je reconnais qu’il est difficile de répondre. Mais ce côté de la loi, ou plutôt cette réponse, n’est pas essen­tielle dans ce qui m’intéresse. Le reste, à lui seul, contient tout ce dont j’ai besoin : « Ne traite jamais, en ta personne ni en celle d’autrui, l’humanité comme un moyen. » Ce n’est plus un impératif, c’est un veto : je n’en demande pas davantage. Et n’allez pas me lancer dans les jambes les faux raisonnements par lesquels on a prétendu démolir même ce veto. Vous vous rappelez : « Alors on ne pourra pas condamner un coupable pour intimider ses imitateurs éventuels ? Car ce serait se servir de lui comme d’un moyen ? » Cela me rappelle ma mère quand j’étais gosse : « Aimes-tu mieux avoir des ongles longs et sales ou courts et propres ? » Même alors je m’insurgeais, car je sentais que ce dilemme était incorrect. L’autre l’est tout autant. Qui d’abord a traité autrui comme un moyen ? Le coupable. La punition sanctionne cette faute, et [65] c’est tout. Ajouter « pour intimider ses imitateurs » est insidieux et abusif : car il est parfaitement vrai qu’on ne devra jamais punir « pour servir d’exemple ». Sinon où le Pouvoir s’arrêtera-t-il ? Les otages fusillés pourraient vous répondre.

« Non, voyez-vous, ce qui nous sépare de Kant, ce n’est pas tant ce que son hypothèse a de discutable, c’est le fait qu’il ait prétendu la démontrer par le raisonnement. Nous savons aujourd’hui qu’il est plus sage de la confronter seulement avec l’expérience. Confrontons-la : elle ne pâlit point. Je l’accepte donc ­— comme font les physiciens : en attendant mieux. Vous voyez que je ne m’emballe pas. Qui me montrera mieux, je le suivrai. Mais on ne me montre rien. Nulle autre morale, qu’elle soit basée sur la race, ou le bonheur, ou la volonté de puissance, ou tout ce que je connais à ce jour, ne peut rendre compte, ni comme je l’ai dit de la conscience popu­laire, ni des grands mouvements spirituels comme le bouddhisme, le christianisme, [66] l’islamisme. La loi que j’ai citée le fait. Cela prouve du moins, avec une « proba­bilité » plus que suffisante, qu’elle est liée au destin même de l’homme ; qu’elle se confond avec la fin de l’homme, cette fin mystérieuse que nous ne pouvons con­naître ; qu’elle représente, qu’elle EST le seul système de référence qui puisse nous apporter quelque sécurité dans des pensées, aussi graves. Qu’elle est enfin cette Loi inconditionnelle, ce Grundlegung sur quoi tout est bâti.

— Ou un acte de foi.

— Appelez-la comme ça si vous voulez.

Mais veuillez reconnaître que pour un acte de foi, il est quelque peu particulier : un acte de foi que n’a jamais démenti l’expé­rience... Ne serait-il pas seul de son espèce ? À moins que vous n’appeliez aussi acte de foi le fait d’accepter pour incondition­nelles les lois, par exemple, de la pesanteur. Parce que, philosophiquement, elles ne sont pas prouvées. Et que des illusionnistes nous ont sorti des cas bien agencés de [67] lévitation. On peut discuter de même l’essence de cette loi-là. On peut tricher avec elle. Cheveux coupés en quatre, no more.

« Et c’est pourquoi, cette loi, je dis que c’est le Nord. Et non pas seulement dans la confusion d’aujourd’hui mais dans la longue histoire des civilisations. Car vous verrez que ce qui disparaît à leur mort ce sont les mœurs contraires à ce principe, et que se transmet aux suivantes, de plus en plus épuré, ce qui lui est conforme. Et que c’est cela qui distingue, plus que tout, les sociétés évoluées des sociétés primitives. Et que, si les grandes religions se séparent sur la façon dont l’homme doit être traité comme fin (puisque aussi bien c’est là le Grand Secret, la science défendue à l’homme), elles s’accordent toutes pour exiger qu’il ne soit jamais, du moins, traité comme un moyen. Avez-vous jamais songé à ceci, que 1’histoire de la conscience humaine se confond presque avec celle de l’esclavage — comme [68] si celle-ci en était le symbole ? Et quel symbole en effet de l’homme traité comme moyen que le droit du maître sur l’esclave ! Merveilleuse histoire, si vous voulez bien y réfléchir. Ce droit, vieux de centaines sinon de milliers de siècles, qui devait sembler aussi naturel (voyez Platon) que celui de marcher et de respirer ! Et pour­tant, dès que la civilisation apparaît (disons : dès qu’elle se distingue des socié­tés primitives par l’apparition d’une morale sociale), voici qu’il commence d’être exa­miné d’un œil inquiet, ce droit millénaire. On le limite, on le réglemente — on sent confusément qu’on ne peut laisser plus longtemps un homme être maître absolu d’un homme. Et cette idée est si forte (cette idée qui s’est mise à tourmenter, notez-le, bien plus le maître que l’esclave !), qu’en un temps extraordinairement court comparé à la longue suite des siècles, l’esclavage s’amenuise pour disparaître dans la souffrance d’une guerre fratricide où une grande nation se déchire pour [69] qu’il en soit fini à jamais. Et aujourd’hui il n’est dans le moindre village nulle con­science digne de ce nom qui ne sache que l’esclavage dégrade le maître et non l’es­clave. Et pourquoi ? Parce que c’est man­quer de cœur, de pitié, de charité ? Non pas : la pitié, la charité, peuvent être dis­cutées et souvent en effet elles font plus de mal que de bien. Non : le maître se dégrade parce que c’est lui qui transgresse la Loi.

« Et c’est pourquoi, cette Loi, je dis que c’est le Nord. Et non pas seulement une passe commode ou un courant favorable ; car le courant peut changer, et il en est peut-être de meilleurs. Mais le Nord ne change pas. Et c’est pourquoi nous voyons que le chouan, en 1793, avait tort. Car la Déclaration des Droits de l’homme était plus en accord avec la loi que les mœurs qui les précédaient. Et qu’en craignant d’être un chouan, en 1940, j’avais tort. Car le nazisme prétend ins­taurer un ordre où les individus comme les [70] nations seraient traités comme moyens et non comme fins. Et qu’ainsi il se pré­sente comme un de ces vastes mouvements rétrogrades qui ont plus d’une fois, dans l’histoire des hommes, mis en péril la civi­lisation humaine tout entière. Et donc il se pourrait bien que, dans cent cinquante ans, je me fusse réveillé dans un monde meilleur, seulement ce n’eût pas été à cause du nazisme, mais bien malgré lui, après qu’on s’en fût guéri. Et donc je n’ai pas même le droit de rester « au-dessus de la mêlée ». Ni d’adopter cette attitude qui nous révolterait chez un père, si devant son enfant atteint du mal de Pott, il se contentait pour toute action de déclarer « que la nature prendra le dessus ».

« Et c’est pourquoi, moi qui n’ai jamais voulu entrer dans aucun parti, je me suis donné corps et âme à celui de la « résis­tance ». Mais c’est justement parce que ce n’est pas un parti. Je ne confondrai jamais César et Dieu. Que les sociologues étudient les mœurs, qu’ils établissent des doctrines ; [71] que les chefs les appliquent ; je ne m’en mêlerai pas. Mais si (sous prétexte de prospérité ou de puissance, ces formes trompeuses du bonheur) ces doctrinaires ou ces chefs prétendent traiter les peuples comme moyens et non comme fins, et s’ils prétendent que ceux-ci les imitent et les suivent, et s’ils prétendent mener le monde vers ce retour à la bête et à la brute, vous ne pouvez attendre de moi que je reste indifférent. Je rejoindrai toujours les rangs de ceux qui, plus ou moins consciemment, défendent avec la Loi transgressée une plus authentique idée de l’homme. Je ferai de moi un soldat...

— Autrement dit un moyen ...

— Ne me faites pas marcher. Vous ne pensez pas un mot de ce que vous dites. Vous êtes le premier à savoir qu’en pre­nant les armes pour défendre ma vie morale, je ne fais pas de moi davantage un moyen qu’en les prenant pour défendre ma vie physique, qu’en cultivant la terre pour me nourrir. Pas plus que moi vous [72] n’êtes homme à soumettre l’esprit à la lettre. À confondre le pacifisme raisonné avec le pacifisme moutonnier. À présent je sais ce que je dois défendre. Je sais où porter le fer. Et je le ferai désormais sans inquiétude, car j’ai mieux encore qu’une bonne boussole : je suis sur un rocher. À mes pieds, dans le sifflement du vent, dans le choc des vagues et le tour­billonnement des remous, les nautoniers se querellent. Quand j’étais parmi eux, je sentais sous mes pieds le vaisseau tan­guer, tourner, sauter, virer, et je n’y voyais plus clair. J’ai pu grimper sur ce rocher, et maintenant j’échappe à cet étourdissant désordre, à cette eau mou­vante, à ces courants, à ce ressac — je suis, sur mon rocher, relié à la terre immuable. Et je puis voir clairement les routes qui mènent au large et celles qui risquent de s’engloutir dans un affreux maelstrom. Et tout ce que je puis repro­cher à mon rocher, c’est de ne pouvoir naviguer. Mais je sais désormais distinguer, [73] sur ce navire déchiré, les nautoniers que guide un instinct salutaire. Et je peux sans crainte sauter parmi eux pour les exhorter, et leur apporter l’aide de mes bras, et comme le vieux France le faisait un jour à la tribune, m’écrier : « Courage ! Et nous aurons raison parce que nous avons raison ! »


Notes au liminaire :

[1] « Branle-Bas » in Le Sable du Temps, Éditions Émile-Paul Frères, Paris, 1945, pp. 151-152.

[2] ...en espérant que les ayants droit de son auteur comprendront notre geste.


Notes au Nord :

1 Le NORD a paru dans le numéro 21 (décembre 1944) de la revue Poésie 44. Il fut ensuite publié dans Le Sable du Temps (recueil des articles de l’auteur des années 1944-1945) aux Éditions Émile-Paul Frères. 14, rue de l’Abbaye, Paris 6e- IMPRIMERIES BELLENAND, FONTENAY-AUX-ROSES (Seine) - 10 Décembre 1945 - Dépôt légal Édit. 4e/1945 N° 24. Nous indiquons entre crochets la pagination de cette édition. [Note de FG]

2 « Polonius :
This above all: to thinea own self be true,
And it must follow, as the night the day,
Thou canst not then be false to any man. »
[Avant tout, sois loyal envers toi-même ;
et, aussi infailliblement que la nuit suit le jour,
tu ne pourras être déloyal envers personne.]

                  Hamlet, Act I, Scene 3, 78-80

   a Thine, qui se substitue à thy devant une voyelle, signifie ton, ta ou tes. [Note de FG]

Images : 1/ Crase entre le logo (dessiné par Vercors) des Éditions de Minuit fondées par Pierre de Lescure et Vercors et le titre d'une nouvelle de ce dernier dédiée à la mémoire de son père : La Marche à l'Étoile. 2/ Photo (Y. Chevalier) de Vercors.