Le peuple en marche (Chronique d'Evariste)

La Prise de la Bastille, 14 juillet 1789, tableau de Jean-Pierre Houël (1735-1813)

Nous sommes face aux événements qui secouent le monde arabe comme Emmanuel Kant face à la Révolution française. En voyant la jeunesse tunisienne défiler avenue Bourguiba pour défendre la laïcité, mais aussi les cairotes fêter, place Tahrir, la chute du régime de Moubarak, nous ne pouvons pas ne pas éprouver cette « sympathie d’inspiration qui frise l’enthousiasme » que Kant disait ressentir au spectacle de « la révolution d’un peuple plein d’esprit ».

 

Le spectacle d’un peuple faisant démonstration de sa force est une chose rare. On ne saurait le confondre avec celui d’une foule en délire. Ce sont les affects qui cimentent la foule. Elle est, comme l’a montré Freud, gouvernée par la psychologie. En cela, la foule est passive, quand bien même serait-elle remuante et agitée. Le peuple, lui, n’a pas de psychologie : il est actif, en marche, comme on le dit parfois et comme le représente. Delacroix dans le fameux tableau qui célèbre les Trois Glorieuses de 1830, La liberté guidant le peuple. Jeunes tunisiens défilant pour faire barrage à l’intégrisme religieux, Egyptiens occupant la place principale du Caire, manifestants battant le pavé pour défendre le régime des retraites, mais aussi flamands et wallons dénonçant d’une même voix l’incurie des gouvernants : un peuple en marche a quelque chose de sublime. Ce spectacle n’est pas seulement émouvant, il est aussi édifiant : il élève le spectateur, en le laissant entrapercevoir, l’espace d’un bref moment, le sujet de l’histoire. Il lui donne un supplément de force.

 

N’en déplaise à tous ceux qui ont intérêt à maintenir les citoyens dans la passivité, il y a des moments où ceux-ci se souviennent que la force est de leur côté. C’est alors qu’ils descendent dans la rue et défilent en scandant des slogans. Car, à la différence de la horde de casseurs, le peuple a un non seulement un visage mais il a aussi une voix : il parle.

 

Devant ce spectacle, il y a ceux qui, à l’instar du philosophe de Königsberg, se laissent gagner par l’enthousiasme. Et puis il y a les puissants, ceux qui, contrairement aux nobles présents dans la salle du jeu de paume le 20 juin 1789, n’auront jamais la grandeur de renoncer à leurs propre privilèges. Ceux-là ont tendance à faire la fine bouche : « Ces gens parlent, dites-vous ? Mais personne ne les entend ! ». Ainsi ricanait, il y a peu, le Président Sarkozy. « Ces gens ne sont pas représentatifs ! », s’écrient les experts, même si les sondages montrent que les manifestants sont soutenus par une très large majorité. « La démocratie, ce n’est pas le pouvoir de la rue », assènent, enfin, les gens sérieux.

 

N’empêche. La démocratie n’est pas réductible à un ensemble d’institutions, à un régime, autrement dit à une machinerie politique. Le 20 juin 1789 est un moment démocratique, et pourtant, la Constitution qui marquera la rupture avec l’Ancien Régime est encore loin d’être rédigée. Les grèves de 1936, qui échappèrent aux grandes organisations politiques, furent un moment démocratique. Mai 68 également. Rendons le mot démocratie à son étymologie : il y a démocratie lorsque le peuple sort de la passivité et devient actif[i]. En manifestant sa force, il fait acte d’autorité. La démocratie exige par conséquent davantage que des institutions. Elle requiert, de la part des citoyens, une certaine position grâce à laquelle ils se rendent actifs, à savoir la position critique. Emile Chartier, le dit en d’autres termes : instaurer la République en lieu et place de l’Ancien Régime ne suffit pas à se garantir contre le retour de « l’âme monarchique ». Dès lors que les individus se laissent aller à la passivité, dès lors qu’ils abandonnent le pouvoir aux gouvernants (parce qu’ils leur font une confiance aveugle, parce qu’ils deviennent indifférents à la chose politique, parce qu’ils ne sont pas suffisamment armés pour entrer dans le libre jeu des opinions), la démocratie n’existe plus que de nom.

 

De là découle qu’il existe plusieurs façons de confisquer la démocratie. Brutalement, par un coup d’Etat : interdire la liberté d’expression et de grève, concentrer dans ses mains tous les pouvoirs, devenir président à vie alors qu’on n’a été élu que pour la durée d’un mandat, on reconnaitra là les façons de faire des dictateurs qui sont en ce moment contestés dans le monde arabe. Rien à voir, dira-t-on, avec ce qui se passe chez nous. Reste qu’on peut aussi confisquer la démocratie de façon douce et insidieuse : il suffit de condamner le peuple à la passivité. Inutile, pour cela, d’interdire la liberté d’expression : il suffit de ne laisser filtrer, dans l’espace médiatique, que ce qui est conforme au discours de l’idéologie dominante. Inutile d’interdire les grèves : il suffit d’instaurer un service minimum et de traiter par un mépris tout versaillais les voix qui s’élèvent aux portes du château. Inutile de concentrer dans ses mains tous les pouvoirs : il suffit de faire croire à tout le monde que ceux qui gouvernent n’ont aucun pouvoir puisque le capitalisme mondialisé est inéluctable. Inutile, enfin, de fomenter un putsch pour devenir président à vie : il suffit que les gouvernants qui se succèdent mettent en oeuvre des politiques qui puisent au même fond d’évidences et qui ne se distinguent que par des divisions imaginaires. Pierre Mendès-France a été particulièrement clairvoyant : il a été le premier à voir que l’Europe allait être l’instrument de cette confiscation douce. « Le projet du marché commun, tel qu’il nous est présenté, déclara-t-il à l’Assemblée nationale le 18 janvier 1957, est basé sur le libéralisme classique du XXe siècle, selon lequel la concurrence pure et simple règle tous les problèmes. L’abdication d’une démocratie peut prendre deux formes, soit elle recourt à une dictature interne par la remise de tous les pouvoirs à un homme “providentiel”, soit à la délégation de ses pouvoirs à une autorité extérieure laquelle au nom de la technique exercera en réalité la puissance politique, car au nom d’une saine économie on en vient aisément à dicter une politique monétaire, budgétaire, sociale, finalement une politique, au sens le plus large du mot, nationale et internationale ».

 

Alors, c’est avec enthousiasme mais aussi avec un peu d’envie que nous regardons le spectacle des cortèges de manifestants qui se mobilisent de l’autre côté de la Méditerranée. Malgré plusieurs tentatives, force est de constater que, depuis mai 68, le peuple français n’a pas réussi à en imposer aux gouvernants. Ce qui a manqué, ce n’est ni la lucidité ni le courage. C’est l’absence de débouché politique. Mais le peuple n’est pas pour autant à genoux. Il faut maintenant que la colère qui gronde se traduise dans les urnes. L’autre gauche, celle qui a refusé de servir de supplément d’âme à la mondialisation néolibérale, a, de ce point de vue, une responsabilité historique : celle de s’unir autour d’un programme cohérent, fondé sur les principes de la République laïque et sociale.

 

La chronique d’Evariste, lundi 21 février 2011

 

Par ReSPUBLICA

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Image : La Prise de la Bastille, 14 juillet 1789, tableau de Jean-Pierre Houël (1735-1813)

 

 

 



[i] Sur la question de la redéfinition du mot démocratie, voir le dernier ouvrage de Jean-Claude Milner, Pour une politique des êtres parlants, Lagrasse : Editions Verdier, 2011.