- mar, 2011-04-12 22:57
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Dans ce pdf nous citons le début de la conférence Le Principe d’Identité qui ouvre Identität und Differenz, publié par Heidegger en 1957 et traduit en français par André Préau (Identité et différence, Questions I, nrf). Nous le faisons pour inviter nos visiteurs à lire et à méditer l’ensemble de cette conférence quand en France l’Inculture qui nous gouverne appelle au repli identitaire en agitant le spectre de l’envahisseur barbare.
Le 3 mars dernier, à l’approche du débat sur la laïcité/l’Islam et le jour même de la parution de la circulaire d’application de la loi contre le voile intégral entrée en vigueur aujourd’hui, N. Sarkozy visita la cathédrale du Puy-en-Velay, ville aux multiples congrégations, point de départ assigné en 962 par l’évêque Godescale au pèlerinage de Compostelle vers le tombeau de Jacques, premier apôtre martyr, exécuté par le fer sur l’ordre du roi Hérode soucieux de plaire aux juifs. Symboles d'autant plus lourds que Laurent Wauquiez, accompagnant le Président en sa qualité de maire du Puy-en-Velay, déclara que « Dominique Strauss-Kahn, c’est Washington, Dominique Strauss-Kahn, c’est sûrement une très belle maison qui donne sur le Potomac. C’est pas la Haute-Loire et c’est pas ces racines-là ».
Quant à la teneur des propos de Sarkozy (qui touchent notre question et dont nous avons inséré l’enregistrement en fin de page)1 elle fut en substance la suivante :
« Protéger notre patrimoine c'est protéger l'héritage de la France, c'est défendre les signes les plus tangibles de notre identité. Je rappelle souvent Lévi-Strauss : “l'identité n'est pas une pathologie”, comme il y aurait à dire sur cette idée. Et à tous ceux qui défendent, à juste titre, la diversité, je voudrais dire que sans identité il n’y a pas de diversité, qu’à l’origine de la diversité, il y a les identités et que ce n’est pas faire preuve de fermeture que de croire en son identité pour mieux la faire partager avec les identités des autres. Mais si on ne croit pas à sa propre identité, comment peut-on partager avec celle des autres et comment même peut-on recevoir les identités des autres ? Il ne faut pas opposer identité et diversité. Il faut comprendre que pour qu'il y ait de la diversité, il faut qu'il y ait le respect de l'identité ».
Quant à ce patrimoine, ce passé hérité qui, répète-t-il, est notre identité ou, indifféremment, ce que nous sommes, Sarkozy le définit essentiellement par la chrétienté :
« La chrétienté nous a laissé un magnifique héritage de civilisation et de culture. [...] C’est la France, la France que nous aimons, la France dont nous sommes fiers, la France qui a des racines. »
Sarkozy ou ses conseillers semblent tout ignorer de l’histoire, de la dialectique, du structuralisme et, surtout, de la plus ancienne pensée de nos ancêtres grecs, bref tout ignorer de notre héritage culturel dont ils prétendent se faire les gardiens.
Au « il n’y pas de diversité sans identité », il faut d’abord opposer qu’il n’y a pas d’identité sans diversité. L’identité dans laquelle, selon Sarkozy, on pourrait « croire » sans faire preuve de fermeture – identité donc crédible (voire à croire) comme le christianisme qui serait le « signe le plus tangible » de « notre » identité, qui en serait même l’essence (« C’est la France ») – est bien plutôt l’identité abstraite, totalement fermée sur elle-même, tombée du ciel, telle une essence purement idéelle et substantielle précédant, commençant et finissant, bref commandant de part en part l'existence historique de l'humanité, sempiternelle, privée de tout avenir essentiel au sens de la Différance derridéenne.
Depuis les Grecs, écrit Heidegger, « d’un bout à l’autre de l’histoire de la pensée occidentale, l’identité se présente avec le caractère de l’unité. Cette unité, toutefois, n’est aucunement vide de ce qui, privé en soi de toute relation, persiste et s’obstine dans une fade uniformité. » « ... il a fallu plus de deux mille ans à la pensée occidentale » pour que la « médiation transparaisse au sein de l’identité ». C’est seulement l’idéalisme spéculatif allemand qui « a assuré une place à l’être, en soi synthétique, de l’identité. » Depuis Fichte et Hegel « nous n’avons plus le droit de nous représenter l’unité de l’identité comme la simple uniformité et de négliger la médiation qui s’affirme au sein de l’unité. Le faire c’est concevoir l’identité de façon purement abstraite ».
Sarkozy a certes pu reconnaître qu’au cours de son Histoire l’identité française ou occidentale s’était enrichie de différences étrangères voire qu’elle avait toujours été à « la confluence de plusieurs influences culturelles » (juive, islamique). Dans l’allocution qu’il avait prononcée à Riyad le 14 janvier 2008, devant les membres du Majliss As-shoura, il avait déclaré (ou, dit-on, Emmanuelle Mignon lui avait fait déclarer) : « les civilisations se rencontrent, dialoguent, échangent, se fécondent les unes les autres. Il n’y a pas de civilisation qui ne soit le produit d’un métissage. L’Occident a recueilli l’héritage grec grâce à la civilisation musulmane. Et ce que fut la civilisation de la Grèce antique, elle le devait pour une large part à ce qu’elle avait hérité de l’Egypte et de l’Orient. » Mais dans le discours sarkozyste la reconnaissance de ce métissage n’entame pas l’affirmation de l’essence immuable de l’identité à laquelle il est voué de gré ou de force à s’intégrer.
Or il ne suffit pas de penser l’identité comme unité de différences pour l’arracher à son abstraction et lui rendre l’actualité et l'avenir – un avenir autre que celui qu’en ces temps de détresse ou de mondialisation dissolvante on cherche aveuglément dans un passé sempiternel.
Pour ne pas être purement abstraite, l’identité pensée par Hegel comme synthèse dialectique des déterminations concrètes de l’Histoire n’en demeure pas moins encore abstraite. Certes elle n’est plus l’identité simple. Elle est désormais l’unité différenciée, riche de la diversité historique. Mais elle est une unité unifiante dans une synthèse absolue dont la différence, intérieure, n’est que l’égalité à soi-même dans l’altérité. La mobilité, la temporalité ne sont pour cette identité que le mouvement et la dimension du retour en soi de son égalité à soi, vide à l’origine et finalement enrichie de toutes les déterminités de l’Histoire, niées-dépassées-conservées-relevées dans l’omniprésence du savoir absolu de l’Esprit. Pour parler comme Marcuse, l’extranéation est ici ré-intériorisée.
Et cependant le plus difficile, et le plus dangereux, dans cette question de l’identité et de la différence est que la plupart des évidences que nous venons de troubler paraissent hors de doute pour le sens commun, d’autant plus que l’École où il pourrait parvenir lui-même à les critiquer est sacrifiée sur l’autel de la Production marchande.
Toutefois la faute, le manque de pensée vient ici plus profondément d’un sens de l’être qui s’est imposé depuis Platon et Aristote comme substance ou présence subsistante essentiellement définie par l’identité.
Mais la parole plus ancienne de Parménide vient à notre secours pour autant que nous acceptions de la méditer.
« Le même, en effet, est percevoir (penser) aussi bien qu’être » (Le Poème, fragment III).
Ici l’identité n’appartient plus à l’être. C’est à l’inverse l’être qui est dit appartenir à l’identité ou à la « mêmeté », au même (to auto).
Mais la parole de Parménide ne dit pas que l’être est le même que la pensée au sens où l’un serait identique à l’autre, où l’un et l’autre reviendraient au même. Elle ne dit pas que la pensée et l’être sont les mêmes au sens de l’identité vide ni au sens de l’unité d’une diversité, mais que « le même est penser aussi bien qu’être ».
La parole de Parménide énonce ce qu’il en est de l’identité. Elle est dans la conjonction sans prévalence de « penser » et d’« être » que Heidegger interprète non comme coappartenance, appartenance à une unité unifiante de différences intra-articulées ou intériorisées dans l’égalité à soi d’un système, mais comme coappartenance, commune appartenance de l’un à l’autre. Et si la pensée est l’homme et l’être le Monde, alors nous comprenons que l’identité de toutes choses humaines et mondaines ne provient que de la (co)propriation réciproque de l’homme et du Monde.
Non pas qu’il s’agirait pour l’homme de s’attribuer le monde et pour le monde de s’attribuer l’homme. Comme le notera Jean Beaufret, la parole de Parménide est étrangère à l’idéalisme comme au réalisme qui dérivent pourtant de sa mésinterprétation et dont l'alternance n’a cessé de rythmer le développement de l’Histoire de la pensée occidentale depuis le combat antique des Amis des formes et des Amis de la terre jusqu’au projet moderne d’objectivation puis de production sans reste du monde par le sujet.
« Proprier » a ici le sens de rendre à sa destination propre. Ainsi Parménide écrit-il encore dans son Poème (frgmt VIII, v. 34) : « c’est le même, penser, et ce à dessein de quoi il y a pensée ». La pensée est vouée au monde, à sa venue à la présence, comme le monde est voué à la pensée qui n’est pas tant qu’elle ne le pense pas. Penser et Monde sont « trans-propriés ». Ils ne parviennent à l’identité que dans une ouverture avenante mutuelle et une « appropriation » réciproque de leurs destinations respectives. Rien à voir donc avec ce que Heidegger a appelé le Gestell, l’Arraisonnement, la mise au pas de la totalité de l’étant, son ex-position, sa mise à dis-position sans reste par la raison calculante.
Et pourtant « tout à voir » quand l’homme se trouve à son tour arraisonné à titre de ressource humaine, d’agent de la production marchande, de matière première ou synthétique, etc. Car ce qui se fait jour ou plutôt se fait entendre dans ce destin commun, c’est l’appel à la co-propriation du monde et de l’homme, autrement nommé par Heidegger Ereignis.
C’est dans cette voie seulement, dans la voix de notre réponse à cet appel, que nous pourrons nous retrouver nous-mêmes, théoriquement et pratiquement, en accord avec notre Présent mondialisé, notre Histoire la plus longue et l’Avenir qui survient.
En revanche, nous nous éloignons dangereusement de cette identité quand nous refusons furieusement notre dépossession — qui depuis longtemps déjà a pris le tour de la dissolution des Nations, depuis au moins la naissance des États-Nations dont chaque jour nous mesurons, notamment à l’émergence du communautarisme, l’impossibilité pratique — et quand nous nous replions dans le ressentiment haineux sur une identité nationale dont l’illusion, dissimulée derrière l’appel moralisateur au respect, est entretenue par les pantins du capital pour nous courber sous son joug de plus en plus pesant.
1Ecouter la totalité du discours de Nicolas Sarkozy:
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Commentaire(s)
Quelle hypocrisie!
Quelle hypocrisie que cet appel au respect! Qu'il commence donc par respecter les devoirs de sa fonction et la République laïque dont il (n')est (que) le Président.
En réponse à Quelle hypocrisie! par Polit'producteur (non vérifié)
Sarko incendiaire pompier
En réponse à Sarko incendiaire pompier par Fabien Grandjean
ça ratisse large
En réponse à ça ratisse large par Citoyenlambda (non vérifié)
No more identité nationale
En réponse à No more identité nationale par Bachibouzouk
Pro-duire
"le penser et non le « concevoir »" : oui, le pro-duire non le produire
Intégrisme
L'identité selon Sarkofrance et consorts, dites-vous, est totalement fermée sur elle-même, tombée du ciel, etc. 100% d'accord, le mot qui la qualifie le mieux est intégriste.
Vaine polémique
Sarkozy, Wauquiez : le retour du maurrassisme
« Sarkozy, Wauquiez : le retour du maurrassisme
En attaquant la laïcité ainsi que les acquis sociaux du Conseil National de la Résistance, Nicolas Sarkozy s’est clairement inscrit dans une politique de démantèlement du modèle républicain.
Ce jeudi 3 mars 2011, alors qu’il était en visite au Puy-en-Velay, il a franchi le dernier pas en tenant les propos suivants: “La chrétienté nous a laissé un magnifique héritage de civilisation et de culture, c’est la France, la France que nous aimons, la France dont nous sommes fiers, la France qui a des racines.”
Nul ne saurait nier que l’histoire de France soit en partie liée à celle de la chrétienté. Nul ne saurait oublier, néanmoins, que la République s’est opposée, au cours de son histoire, à la volonté hégémonique de l’Église. Nul ne saurait oublier, non plus, que la République ne puise pas dans des racines mais se fonde sur des principes. Si les racines enferment un peuple dans une identité, les principes, quant à eux, ont une dimension universelle. En se réclamant de racines imaginaires, le président de la République alimente volontairement la confusion mais introduit, qui plus est, de la division au sein du peuple français. Il fait semblant d’ignorer que la République récuse toute conception ethnique du peuple : le citoyen ne saurait se définir en référence à un quelconque particularisme.
Les propos de Nicolas Sarkozy sont encore plus graves lorsqu’on les met en rapport avec ceux de Laurent Wauquiez “Dominique Strauss-Kahn, c’est Washington, Dominique Strauss-Kahn, c’est sûrement une très belle maison qui donne sur le Potomac. C’est pas la Haute-Loire et c’est pas ces racines-là [sic]”. Le ministre en charge des affaires européennes, agrégé d’histoire, ne peut ignorer la portée d’une telle rhétorique : opposer les “enracinés” aux “déracinés”, les français du terroir aux français “errants”, évoque les pages les plus redoutables de Charles Maurras. À l’heure où le gouvernement prétend lancer le débat sur la place de l’islam en France, à l’heure où ce même gouvernement affiche clairement sa volonté de remettre en question le principe de laïcité, cette opération de communication laisse présager le pire. Il est en effet à craindre qu’elle ne s’intègre dans une offensive anti-républicaine de grande envergure.
Nicolas Sarkozy joue avec le feu : d’une main, il détruit le modèle républicain tandis qu’il attise, de l’autre, le vieux démon du maurrassisme. »
Par l'UFAL
Vendredi 4 mars 2011