De la division sexuelle du travail chez Platon (M.H. Bohner-Cante)

Première de couverture de l’ouvrage. Lespingola, Petus et Aria (Parc du château, Versailles)

Une fois mis en lumière le « modus operandi » de l’en­grenage politico-social où les citoyens sont imbriqués nous nous sentons en mesure d’attaquer la question plus spécifique de la répartition sexuelle des occupa­tions au sein du nouvel État. Platon affirme que la soi-disant différence de nature entre les sexes n’est pas fondée. L’homme est physiquement plus fort que sa compagne? C’est une impression quantitative qui n’induit en rien l’inaptitude de la femme à participer à l’activité publique. Il n’est pas normal que « les mâles travaillent et assument seuls toute la charge du trou­peau » (République 451d). Il ne tarde pas à expliciter sa pensée : « Il n’est aucune fonction concernant l’admini­stration de la cité qui n’appartienne à la femme en tant que femme, ou à l’homme en tant qu’homme. Au contraire, les aptitudes naturelles sont également réparties entre les deux sexes, et il est conforme à la nature que la femme, aussi bien que l’homme, parti­cipe à tous les emplois » (Ibid. 451e[1]). Et de conclure : « Donc la femme et l’homme ont même nature sous le rapport de leur aptitude à garder la cité, réserve faite que la femme est plus faible, et l’homme plus fort ». Plus question de dynamique mâle et de statique femelle. Chacun des deux éléments du couple contri­bue par sa force particulière à la défense du pays.

Les lois intègrent la femme à la vie civique. Alvéole, cellule, organe parmi les autres, elle collabore aux prestations communes au lieu d’être reléguée aux four­neaux et au tissage, ou coincée entre la marmaille et le gynécée. Platon va plus loin : « Si donc il apparait que les deux sexes diffèrent entre eux pour ce qui est de leur aptitude à exercer certaine fonction, nous dirons qu’il faut assigner cet art ou cette fonction à l’un ou à l’autre : mais si la différence consiste seulement en ce que la femme enfante et le mâle engendre, alors nous n’admettrons pas pour cela comme démontré que la femme diffère de l’homme sous le rapport qui nous occupe, et nous continuerons à penser que nos gardiens et leurs femmes doivent avoir les mêmes emplois » (Ibid. 454c).

A priori, on dirait que c’en est fini des mythes de l’éternel féminin. Platon a l’air de réhabiliter la femme en tirant un trait sur la suprématie masculine. Il y a des femmes douées pour la médecine, d’autres pour la gymnastique et la guerre, d’autres encore pour la musique ; et des femmes philosophes, et des femmes courageuses, et des femmes incapables de philoso­pher, et des femmes lâches. La différence biologique entre les sexes liée au fait que la femme enfante, n’entraîne pas de différenciation ou de discrimination. la responsabilité au niveau des droits et des devoirs. L’égalité des chances n’est pas un vain mot. La femme ­partage avec le père de ses enfants l’autorité paren­tale. Fait extraordinaire pour l’époque, elle peut plai­der devant les tribunaux (Lois 758b), elle peut porter plainte pour adultère et faire châtier son mari (Lois 841 d-e), elle a tout loisir pour engager une procédure de divorce en cas de non-respect du contrat conjugal. À l’âge de quarante ans, elle accède aux charges administratives (Lois 785b), ce qui lui laisse le temps d’éle­ver sa progéniture en toute quiétude, et de s’occuper utilement quand elle a quitté la maison. « Quant aux fonctions militaires qu’on croirait devoir imposer à des femmes après la naissance de leurs enfants, on fixera ce qui est possible et convenable pour chacune, sans dépasser cinquante ans » (Lois 785C).

Que penser de la teneur réelle de la législation sur les femmes? Le meilleur et le pire, mais Platon n’en est pas à une contradiction près. Les lois platoniciennes défendent l’ethnocentrisme phallocratique : « Vrai­ment, la législation et les fondations de la cité sont éminemment propres à former le courage viril » (Lois, 708d). La femme est appelée à toutes les fonctions, mais Platon s’empresse de nous signaler qu’« elle est seulement en toutes inférieure aux hommes » (République 455 e). « Il y a donc chez la femme comme chez l’homme une même nature à propos de la garde de l’État ; elle est seulement plus faible chez l’une, plus forte chez l’autre » (Ibid. 456 a). Platon restreint ainsi les prérogatives en même temps qu’il les accorde, il reprend d’une main ce qu’il donne de l’autre. Si on considère de plus près l’exposé nomographique, on s’aperçoit que Platon propose un programme électoral propre à satisfaire le type de féminisme dit « bour­geois », qui prône le mythe de la complémentarité. Il arrache la femme à la cuisine et à l’entretien de la mai­son ; il est en fait jaloux de tout foyer qui ne serait pas le sien, et il est jaloux du plaisir qu’il devine chez la femme à faire briller ses cuivres, à tendre les étoffes, à nourrir les meubles de cire d’abeille, à parfumer et à décorer, à fleurir et à cuisiner, à peindre, à teindre, à colorer, à tisser. Il astique sa plume contre la ménagère et son « intérieur » encaustiqué ; le stylet divise la femme comme l’huile du Timée divise la lumière et fait briller ce qu’elle imprègne. Est-il inutile de noter que l’encre et l’encaustique ont la même origine : To egkauston ?

On comprend que la fonction publique est un excel­lent moyen de détacher la femme de ses coquetteries conjugales. Les enfants reçoivent à l’école un ensei­gnement contrôlé par l’État, ils ne sont plus livrés au bon vouloir de la mère, à ses caprices littéraires et affa­bulateurs. Fonctionnaire, elle est surveillée et elle sur­veille, car « rien ne sera laissé sans surveillance ». Son rôle de conseillère conjugale en matière de planning familial n’a rien de reluisant, puisqu’il se réduit à la vio­lation de la vie privée et à la délation : « Les femmes entreront chez les jeunes ménages, tantôt avec des avertissements, tantôt avec des menaces, pour les tirer de la culpabilité et de l’ignorance : si elles échouent, elles iront avertir les gardiens des lois, qui séviront. Dans le cas où ceux-ci échoueraient à leur tour, ils feront une dénonciation publique avec mise au pilori... » (Lois 784 a-c). Autre exemple : N’est-ce pas honorer le sexe faible que de l’autoriser à pénétrer dans un lieu traditionnellement réservé aux hommes? Platon jubile d’envoyer « les femmes nues s’exercer dans les palestres avec les hommes » (République 457 a-b). N’est-ce pas un progrès que de leur faire connaî­tre les joies du sport? Oui et non ; car la femme est obligée de s’entraîner, elle ne le fait pas de son plein gré. Pla­ton lui modèle des muscles d’homme, fidèle en cela au phantasme de la bissexualité de Socrate qui le pour­suit ; d’ailleurs, il y a bien « des vieillards qui se plaisent encore aux exercices du gymnase, alors qu’ils sont ridés et désagréables à voir ». Socrate précisément est âgé et il fréquente encore les gymnases, il a du ventre (ron­deur féminine) qu’il prétend faire maigrir en dansant ; c’est lui que Platon prend pour cible en nommant la femme. En outre, en introduisant des femmes dans un lieu public où se nouent des rapports homosexuels il espère peut-être déranger les intrigues pédérastiques naissantes. Enfin le « ricanement » qui accompagne la vision de la femme nue laisse échapper sa véritable intention, qui est de ridiculiser la pudeur féminine ; mais d’où tient-il cette commisération faussement pudique à l’égard de la honte que la femme aurait de son corps, sinon, comme le Montherlant des Olympi­ques, de la gêne éprouvée devant les chairs fémi­nines?

À partir de cet exemple, on s’aperçoit que rien de ce qu’écrit Platon à propos de la femme n’est vrai ni sim­ple. Respect de crainte et de mépris, que M. Klein, ren­voyant la balle au bond, nomme lapidairement « les défenses maniaques » : le contrôle, le triomphe, le mépris. L’homme contrôle et surveille la femme qui doit lui rendre des comptes. IL en tire le sentiment régénérateur et hautement satisfaisant de la victoire. Réconforté par la servilité femelle, il la méprise. La dénégation de l’indépendance de la femme a pour des­sein de récupérer, pour l’accomplissement intégral et idéal de l’économie de la cité, le potentiel énergétique de celle-ci. Le législateur n’agrée sa contribution que dans une perspective capitaliste. Coup double des lois somptueuses... et somptuaires sur l’émancipation de la femme : non seulement cette dernière n’échappe plus à l’œil du vigile, elle ne peut plus en faire à sa tête et se payer le luxe de la semi-liberté du foyer conjugal, mais encore, elle est regardée comme poule aux œufs d’or. Le harem a conquis le poulailler.

Marie-Hélène Bohner-Cante, Platonisme et sexualité (Genèse de la métaphysique platonicienne), T.E.R., 1981, p. 207-211.

Image : Première de couverture de l’ouvrage. Lespingola, Petus et Aria (Parc du château, Versailles)

 


[1] L’auteur semble confondre 451e (« Nous voulons, dit-il, que tout leur soit commun ») avec 455e où se situe le passage qu’il cite. Note de FG.