- sam, 2016-11-05 22:58
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Entretien accordé à l’US Magazine (Supplément au n°764 du 26 août 2016) par Emmanuel Vire, secrétaire général du Syndicat national des journalistes CGT (SNJ-CGT).
L’US Mag : Peut-on encore parler d’indépendance de la presse aujourd’hui ?
Emmanuel Vire : La liberté de la presse est menacée ; la liberté d’expression et d’information a été la cible des attentats à Charlie Hebdo en janvier 2015. Après le mouvement unanime de notre société pour défendre cette liberté capitale pour notre démocratie, on aurait pu espérer une inversion de la situation ; or, après les événements de Charlie, le phénomène au contraire se renforce, pour plusieurs raisons : d’abord en raison de la concentration des médias aux mains du pouvoir financier, concentration initiée par les pouvoirs publics (on se souvient des « états généraux » de la Presse en 2007, sous Sarkozy : il avait alors clairement énoncé la volonté de constituer des grands groupes de presse pour lutter contre les géants financiers [Google…] au niveau mondial). Cette lame de fond a donné lieu à la situation actuelle dans la Presse quotidienne régionale (PQR), notamment : quelques grandes puissances se partagent le territoire, le Crédit Mutuel, par exemple, possède toute la PQR de l’est de la France. Quant aux quotidiens nationaux, ils servent aussi de relais idéologique à certains, je pense notamment à Dassault avec Le Figaro ou Bernard Arnault (LVMH) avec Les Echos et Le Parisien. C’est très hypocrite de parler de « liberté » de la presse quand celle-ci est aux mains des grands groupes financiers et industriels.
L’US Mag : Il n’y a donc aucun contrôle de l’État ?
E.V. : La situation est paradoxale car la presse est aussi sous perfusion de l’État, qui lui octroie de lourdes subventions. Ce n’est pas choquant en soi, car elle est un quatrième pouvoir, c’est un des outils essentiels pour faire vivre la démocratie. Mais ces aides publiques (aides directes : subventions, et aides indirectes : TVA et coût d’affranchissement postal réduits), près de 1,3 milliard d’euros par an, sont injustement réparties (Le Figaro touche 16 millions, le Canard enchaîné 413 000 euros !), et ne servent pas un projet éthique, bien au contraire. La concentration de l’information aux mains de quelques milliardaires met en danger le pluralisme mais aussi la qualité de l’information. Il suffit par exemple de voir comment le film de François Ruffin, Merci Patron, a été boycotté par les grands médias possédés par les amis de Bernard Arnault, le patron de LVMH, cible du film de Ruffin. À la Libération, à partir du programme du CNR, les concentrations d’organes de presse étaient proscrites. Après plusieurs décennies de renoncements, la législation en la matière est très insuffisante. Avant son élection, F. Hollande a beaucoup promis avant de faire machine arrière une fois élu… Nous constatons qu’il n’y a malheureusement aucune volonté politique pour libérer l’information des puissances financières.
L’US Mag : Quels sont les obstacles que vous rencontrez sur ce point ?
E.V. : Le premier obstacle, c’est la situation économique du secteur : la presse traverse une telle crise (face au numérique et aux nouveaux modes de consommation de l’information) que les menaces sur l’emploi sont violentes ; des postes sont supprimés, et beaucoup d’acteurs, y compris syndicaux, sont paralysés, et craignent pour leur emploi. Le second, c’est la puissance des groupes financiers des milliardaires comme Drahi ou Bolloré qui rachètent tous types de médias (téléphonie, télévision, presse…) et qui vont proposer des « bouquets » à leur clientèle. Et qui, comme par exemple avec Drahi (SFR-Numéricable, L’Express, Libération, Next Radio…), réalisent la convergence entre les tuyaux et les contenus.
L’US Mag : Et le métier de journaliste, comment se porte-t-il ?
Le journaliste est entravé par le pouvoir des actionnaires, par les contraintes inhérentes au métier, et depuis Charlie, par l’aspect sécuritaire. La profession, comme le secteur économique de la presse, est encrise profonde. Non seulement, par effet de la rationalisation des presses, le métier s’appauvrit en qualité et on supprime des postes, mais on plus on demande aux journalistes d’être polyvalents, de véritables « couteaux suisses ». Malgré un statut très protecteur (notamment à travers des clauses [de conscience, de cession] prévues par la convention collective), la précarité gagne du terrain : seuls 20% des jeunes diplômés (souvent bac + 5) qui entrent dans le métier ont un CDI, 80% sont pigistes ou en CDD. Il faut aujourd’hui redonner un véritable pouvoir aux journalistes, face aux actionnaires notamment, pour résister aux hiérarchies, aux pressions, aux censures. Cela nécessite d’accorder une véritable indépendance juridique aux équipes rédactionnelles. Si les journalistes arrivent à s’affranchir du poids de leur hiérarchie, la démocratie s’en portera beaucoup mieux.
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