Le nœud ontologique de l'analyse économique moderne (Hume-Schumpeter-Marx)

Karl Marx, Joseph Aloïs Schumpeter - 2015 - © Monik Bouvier/Politproductions Dessin de Monik Bouvier

 

LE NŒUD ONTOLOGIQUE

DE L’ANALYSE ÉCONOMIQUE MODERNE

(HUME-MARX-SCHUMPETER)*

 

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Extrait :

« ...Schumpeter rejette dans l’idéologie les aspects violents de l’œuvre de Marx, sous lesquels le capitalisme apparaît destructeur tant au plan strictement économique qu’aux plans éthique ou politique, pour n’estampiller "analytique" que ses aspects créateurs. Comment ne pas voir là l’ouvrage de ce que Hume appelait une "fabrique philosophique" construite par chaque faction "en vue de protéger, en la dissimulant, la logique des actions qu’elle poursuit" (Of original contract)? En somme Schumpeter "rachète" l’analyse de Marx.[85] Il absout l’entreprise du péché monétaire. L’argent n’a d’autre rôle que de servir l’entreprise, laquelle est mue par une pulsion créatrice. Les crises, les conflits sociaux et l’impérialisme ne sont pas les conséquences directes des principes du capitalisme mais le fait de l’inertie sociale, ce que d’une certaine façon Marx dit aussi, mais sans ajouter comme Schumpeter, que c’est fort heureusement puisque la croissance contraint la société à sortir d’elle-même. Comme l’écrit dans un récent article le préfacier de l’Histoire, "Nous sentons aujourd’hui qu’il y a des facteurs structurels qui freinent le développement de notre économie et qui ne permettent pas de tirer tout le profit des améliorations apportées à notre politique économique globale".[86]

Et si Schumpeter ne croit pas que le capitalisme puisse survivre[87], ce n’est pas qu’il envisage comme Marx une catastrophe finale. Il n’admet pas la corrélation entre la loi de l’accumulation et la prolétarisation généralisée, ni la loi de la baisse tendancielle du taux de profit, fondée sur la théorie de la valeur qu’il rejette. A ce pessimisme qui voit le mort saisir toujours plus le vif, Schumpeter oppose une belle mort, soit selon ses propres termes, "une destruction créatrice" dont le ressort est la mobilité. Et l’on comprend que sociaux démocrates et libéraux bon teint aient trouvé chez Schumpeter de quoi les satisfaire. Car la vision idéologique, qui drape les membra disjecta de son analyse, absout tous les phénomènes du monde capitaliste et autorise tous les discours apologétiques sur la compression des salaires, sur l’incompressibilité du chômage, ou sur les mutations industrielles, géo-socio-psycho-bio-techno-économiques, et sur la formation qu’elles commandent, présentée par les plus rusés comme un droit de l’homme, alors qu’elle signifie son congé, ce que, en un sens (le plus heureux), les rhéteurs de la rigueur auraient très bien pu découvrir dans Schumpeter lui-même, qui voit la fin du capitalisme résulter d’un processus de socialisation, dû à l’extension de l’entreprise, dissolvant et les aptitudes à l’innovation et le goût même d’entreprendre, c’est-à-dire de "se constituer un royaume privé".[88]

Ici la fonction idéologique de l’économie "pure" paraît dériver du besoin de conjurer, sinon de couvrir, la dissolution de l’analyse économique moderne dans la "value analysis", c’est-à-dire dans cette technique de maximalisation des profits de l’entreprise, lointain rejeton de la chrématistique, né aux Etats-Unis, en réaction à la pénurie des matériaux stratégiques, et importé en Europe après-guerre ; mais aussi de contenir la liquidation de l’analyse – dont l’inflation contemporaine est le signe – dans cette rhétorique que Reiner Schürmann impute à la postérité carnapienne et appelle "Le style plaideur" des "professionnels de l’argumentation" [89] ou, Schumpeter lui-même, "des avocats intéressés" (special pleaders)[90], ces sophistes, prêts à soutenir toute cause au moyen de la seule méthode "hypothético-déductive" à vocation utilitaire dénoncée par Platon, auxquels Aristote crut bon de consacrer dans son Organon, à côté des ses Analytiques, une réfutation en règle.

Mais si le "rachat" de l’analyse marxienne est le prix à payer pour obtenir la combinaison nouvelle de l’économie pure, matrone qui accouche tous les patrons de toutes les combines par lesquelles, sous la table des négociations, la richesse embobine et enrôle le travail, il n’est que l’apparence d’un rachat plus ancien encore, c’est-à-dire de la rédemption ontologique de la pro-duction dans l’être auprès de soi-même, illusoirement de l’équilibre capitaliste et du "royaume privé" de l’entrepreneur, mais, en désespoir de cause et faute de "crédit",[91] de la substance de l’automation, laquelle n’a plus en effet besoin d’hommes mais d’agents comme déjà les appelait Marx, c’est-à-dire de ceux qui précisément n’agissent pas. »

Fabien Grandjean, 1991

 

* Le texte de cet article fut prononcé dans la salle Louis Liard de la Sorbonne le 2 novembre 1991, lors de la seconde Rencontre franco-péruvienne de Philosophie (Paris-Strasbourgh-Tououse, 30 octobre-6 novembre 1991), et il fut publié dans les actes de ce colloque, La notion d’analyse, Presses Universitaires du Mirail, Toulouse, 1992, 443 p., pp. 347-385.

[85] "La rupture de déduction (non sequitur) cesse d’être un vice rédhibitoire si l’on peut déduire d’un autre argument ce qui ne résulte pas des prémisses de Marx ; et des erreurs et confusions, fussent-elles flagrantes, sont fréquemment rachetées par le fait que la ligne générale de l’argumentation dans laquelle elles glissent est exacte en gros – elles peuvent, notamment, cesser de vicier les développements ultérieurs d’une analyse qui, aux yeux d’un critique incapable d’apprécier une situation aussi paradoxale, paraît faire l’objet d’une condamnation sans appel.." (souligné par nous), Capitalisme, Socialisme et Démocratie, op. cit., p. 102.

[86] Raymond Barre, in Investir n° 926 octobre 1991, p. 12.

[87] Capitalisme..., op. cit., p. 137.

[88 Théorie de l’Evolution Economique, op. cit., p. 359.

[89] De la philosophie aux Etats-Unis, in Le temps de la réflexion, VI (Gallimard, Paris, 1985), pp. 310-315.

[90] Histoire, op. cit., tome I, p. 35.

[91] En particulier auprès des intellectuels, qui chez Schumpeter jouent le rôle d’accélérateurs de la dissolution du capitalisme, rôle exercé par les prolétaires chez Marx. Cf. le ch. XIII de Capitalisme, Socialisme et Démocratie.

 

Commentaire(s)

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Source : counterpunch.org - October 15, 2015 - by Conor Lynch

Last Thursday, the acclaimed physicist and cosmologist, Stephen Hawking, dropped a truth-bomb about capitalism and the future of inequality. With the rapid technological advancements of the past few decades (e.g. computer technology, robotics), we have seen economic inequalities grow at alarming rates, and a kind of plutocratic class of owners — that is, capitalists — become immensely wealthy. Hawking believes that, if machines do end up replacing human labor and producing all of our commodities, and we continue on the current neoliberal route, we are on our way to becoming a sort of dystopia of a top ownership class, with immeasurable wealth, and a bottom ownerless class — that is, the masses — living in abject poverty. In a Reddit Ask Me Anything session, Hawkins wrote:

“If machines produce everything we need, the outcome will depend on how things are distributed. Everyone can enjoy a life of luxurious leisure if the machine-produced wealth is shared, or most people can end up miserably poor if the machine-owners successfully lobby against wealth redistribution. So far, the trend seems to be toward the second option, with technology driving ever-increasing inequality.”

The replacement of human labor by machines has always been a fear for working class people. Back in the midst of the industrial revolution, it resulted in a worker backlash known as the luddite movement, where in England, textile workers protested layoffs and economic difficulties by destroying industrial equipment and factories. Today, we see this with the elimination of many previously stable manufacturing jobs in cities like Baltimore and Detroit, replaced largely by automation. This kind of technological innovation that we see throughout the history of capitalism is what Joseph Schumpeter called “creative destruction,” which he describes as a “process of industrial mutation that incessantly revolutionizes the economic structure from within, incessantly destroying the old one, incessantly creating a new one.” Schumpeter called this process “the essential fact about capitalism.”

Creative destruction has always garnered a net positive for society. While innovations eliminate jobs for many, new technologies historically create new industries and new jobs that come with them. This inherent process of capitalism rapidly increases worker productivity and therefore makes once luxurious goods available to a wider spectrum of the population. New technologies help produce significantly more products, which then flushes the supply, and pushes down the price to meet demand.

As I said above, historically, creative destruction ends up producing new jobs after eliminating old ones. But today, it seems we may finally be heading in another direction, and technology has already begun to eliminate more jobs than it creates. Nothing exemplifies this more than the “big three” automakers back in 1990 (GM, Ford, Chrysler) compared to the big three tech companies of today. In 1990, the American automakers brought in $36 billion in revenue altogether, and employed over one million workers, compared to Apple, Facebook, and Google today, which together bring in more than one trillion dollars in revenue, yet employee only 137,000 workers.

And how about American manufacturing compared to the financial industry? Since the 1950’s, the financial industry has gone from enjoying around 10 percent of domestic corporate profits to around 30 percent today(with a high of 40 percent at the start of the century), while manufacturing has dropped from close to 60 percent of corporate profits to around 20 percent. But what is really telling is each industries domestic employment. The financial industry’s employment has remained quite steady over the past sixty years, at under 5 percent, while manufacturing has dropped from 30 percent to under 10 percent. This has a lot to do with the financialization of the American economy, but also the rise of automation. And it’s not about to get any better. According to an Oxford University study from 2013, up to 47% of jobs may be computerized in the next 10 to 20 years.

The middle class has been hit the hardest over the past few decades, and it will continue to be hit hard in the coming decades at this rate. From 1973 to 2013, for example, a typical workers compensation only increased by 9.2 percent, while their productivity increased by about 74.4 percent. Compare this to the post-war period (1948-1973), where productivity rose by 96.7 percent and worker compensation by 91.3 percent. At the same time, the top one percent wage has grown by 138 percent since 1979, while the ownership class has seen their wealth accelerate at a rapid clip. During the late ‘70s, the top 0.1 percent owned just 7.1 percent of household wealth in America, while in 2012 that number had more than tripled to 22 percent, which is about equal to the bottom 90 percents household wealth. Think about that. Just 0.1 percent of a population owns as much wealth as 90 percent.

Now, as Hawking’s said, there seem to be two possibilities. The future may become even more unequal as technology continues to replace labor and leave the masses unemployed and ownerless (currently, this seems more probable), or, if wealth is more evenly distributed, everyone could enjoy “luxurious leisure,” or as Karl Marx famously put it:

“In communist society, where nobody has one exclusive sphere of activity but each can become accomplished in any branch he wishes, society regulates the general production and thus makes it possible for me to do one thing today and another tomorrow, to hunt in the morning, fish in the afternoon, rear cattle in the evening, criticise after dinner, just as I have a mind, without ever becoming hunter, fisherman, herdsman or critic.”

The influential economist, John Maynard Keynes, believed that the future of capitalism (as oppose to socialism or communism, as Marx believed) would bring this leisurely existence to human beings. In his 1930 essay, “Economic Possibilities for our Grandchildren,” he predicted that the growth and technological advancements that capitalism provided would lower the average working week to fifteen hours within a century, making what to do with one’s free time our biggest concern. On money, Keynes provided a hopeful prediction with the singing prose he became known for (barring his exceptionally dry General Theory).

“The love of money as a possession -as distinguished from the love of money as a means to the enjoyments and realities of life -will be recognised for what it is, a somewhat disgusting morbidity, one of those semi-criminal, semi-pathological propensities which one hands over with a shudder to the specialists in mental disease.”

Keynes made some prophetic predictions in his day, but this was not one of them. Today, it seems Marx’s analysis of capitalism better fits the great economic inequalities and the global mobility of capital.

Still, nothing is set in stone. The rise of Bernie Sanders, for example, reveals a growing movement ready to combat the neoliberal status quo that has come to dominate American (and global) politics. If the economy continues on the road it is on, the question of wealth distribution will no longer be just a moral question of how great a level of inequality we as a society are willing to accept, but a question of political and economic stability. The ownership of capital will ultimately determine this future, but there are other movements and policy ideas with this future in mind, such as a guaranteed basic income, where all citizens, once they reach a certain age, are provided a stipend, which would likely replace traditional safety nets. Switzerland may be the first country to enact this policy, and a vote will likely come in 2016. The proposed plan would provide a guaranteed monthly income of $2,600, or $31,200 annually; in other words, enough for everyone to survive and pursue work that they actually enjoy. For those on the right getting ready to scream the S-word, it should be noted that many conservatives and even libertarians, such as F.A. Hayek, have endorsed this idea. It has a surprising history of bi-partisan support, and would, at the very least, prevent extreme poverty in the future, as robots and computer technology continue to take human jobs.

The growing inequality around the world can no longer be ignored, and addressing this and the other problems of capitalism, such as environmental degradation, is not only the morally right thing to do, but the pragmatic thing to do.

Conor Lynch is a writer and journalist living in New York City. His work has appeared on Salon, Alternet, The Hill, and CounterPunch. 

 

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Source : http://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/

Titre: «Uber, petit joueur face à Schumpeter» Par , publié le 03/11/2015 à 10:10

«L'ubérisation tuera, au pire, 1 emploi sur 7... Mais pourrait sauver le monde agricole. Lepaysan.net ou Directetbon.com permettent déjà aux producteurs de viande, de fruits ou de légumes de vendre directement aux consommateurs.

Personne, ou presque, ne parlait d'"ubérisation" il y a six mois. Les violences des taxis contre leurs concurrents d'UberPop ont éveillé les consciences. Depuis, l'ubérisation est mise à toutes les sauces et accusée de tous les maux. Même ceux qui cernent mal sa signification ont compris qu'elle allait tuer leur emploi: ces plates-formes qui mettent en relation les clients (pour un taxi, une chambre d'hôtel, une voiture de prêt, etc.) avec des particuliers "fournisseurs", vont se généraliser et obliger les salariés des entreprises court-circuitées à se mettre à leur compte. Le syndrome du "tout ou rien" a frappé. 

A tort. Tout n'est pas ubérisable. Bien sûr, on peut désormais appeler un médecin aux Etats-Unis, via une plateforme Internet, mais cela fait disparaître le job de la secrétaire, pas celui du médecin. Pour les taxis, des postes de chauffeurs sont supprimés dans les compagnies, mais Uber en crée d'autres, et le jeu est à somme nulle, voire positive (si l'on oublie que certains ont payé très cher leur licence). En revanche, les particuliers qui prêtent leur voiture, leur maison, ou vendent des parts de choucroute pour arrondir leurs fins de mois font disparaître des postes dans les restaurants, les hôtels ou les sociétés de location. Mais combien? 

Quels emplois détruits?

Une étude de l'Observatoire du long terme a évalué les dégâts. En distinguant trois sortes d'emplois: les emplois de production (éleveur, maçon, collecteur de déchets...), les emplois de conception (chercheur, développeur informatique, enseignant...) et les emplois d'interaction (commerçant, restaurateur, agent immobilier ou de voyages...). Les premiers subissent depuis longtemps la dictature des gains de productivité liés à la robotisation, et les seconds sont concurrencés par l'intelligence artificielle. Mais il ne s'agit pas d'ubérisation.  

En revanche, certains métiers d'interaction peuvent être ubérisés (commerce de détail, services immobiliers, agences de voyages à faible valeur ajoutée...). Plus généralement, la manière dont seront contactés bon nombre de professionnels - infirmières, couvreurs, manucures... - peut être ubérisée, mais le métier lui-même continuera d'exister. 

Finalement, le modèle de l'Observatoire du long terme estime l'emploi "ubérisable à moyen terme" à 14% du total, soit 1 emploi sur 7. Un ordre de grandeur qui, estime l'un des coauteurs de l'étude, Vincent Champain, peut se révéler imprécis à 3 points près, mais qui est "infiniment plus juste que les 100% parfois avancés". 

La "destruction créatrice" chère à Joseph Schumpeter provoque chaque année en France la disparition de 15% des jobs en raison de l'évolution technologique, des impératifs de compétitivité, ou des modes de consommation. En comparaison, les 14% liés à l'ubérisation qui, eux, seront étalés sur une bonne décennie, ne représentent que de 1 à 2% par an. Au fond, Uber est un petit joueur face à Schumpeter. 

Quels emplois sauvés?

D'ailleurs, aux Etats-Unis, où l'on tente depuis plusieurs années de comptabiliser les emplois d'indépendants créés par l'ubérisation, les statisticiens s'étonnent: ces "auto-entrepreneurs" n'apparaissent pas. Le nombre de selfemployed individuals a même tendance à baisser. Et, en France, si le nombre d'autoentrepreneurs a explosé, ce n'est pas depuis un an, en raison de l'ubérisation, mais depuis neuf ans: le nouveau statut créé par Hervé Novelli et l'envolée du chômage ont donné aux Français l'envie ou l'occasion de créer leur propre activité. 

Il est au moins un univers dans lequel le développement des plates-formes sera une bénédiction pour le producteur comme pour le client. L'ubérisation de l'agriculture pourrait sauver bien plus d'emplois qu'elle n'en détruit. Lepaysan.net ou Directetbon.com permettent déjà aux producteurs de viande, de fruits ou de légumes de vendre directement aux consommateurs. Si les intermédiaires montrés du doigt ces dernières semaines ne peuvent prouver leur apport à la chaîne de la valeur, ils seront, pour le bien commun, ubérisés. »

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Un gérontocide est possible au regard de l'utilitarisme, et de la logique de l'innovation destructrice schumpétérienne, selon Robert Redeker qui fait l'apologie de la vieillesse dans son dernier livre Bienheureuse vieillesse. Voici la troisième et dernière partie de son entretien avec Olivier De Lagarde sur France Info, dans Un monde d'idées, qui a eu lieu le 9 février 2016 et dont on pourra écouter la totalité ici (jusqu'au 4/11/2018):

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Ne demander pas à une sociologue de vous dire quelle est la philosophie générale d'une loi! C'est bien la peine, en effet, de critiquer justement la loi travail +++, et le schumpétérisme qui la sous-tend, pour finir par défendre le salariat... Marx une fois de plus doit se retourner dans sa tombe...