Philosophie : Que devient l'« exception française » dans la mondialisation (par Arnaud Spire)

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  • mer, 2010-11-03 01:06
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Le philosophe Alain dans sa classe

Conférence Internationale de Philosophie de Dakar à Dakar, Janvier 2006

PHILOSOPHIE : QUE DEVIENT L'« EXCEPTION FRANCAISE » DANS LA MONDIALISATION
ou Des valeurs de la République à l’absence de valeurs dans la mondialisation

« Salut à vous tous qui êtes réunis à Dakar pour repenser l’enseignement de la philosophie dans le contexte de la mondialisation, pour le dialogue des cultures et une paix universelle durable. Merci à mon frère en humanité, Sémou Pathé Gueye, d’avoir organisé avec l’Unesco et les Olympiades de philosophie, cette rencontre internationale destinée à rénover de fond en comble la visée et l’espace de débat des penseurs opposés à la mondialisation libérale.
En France, l’enseignement de la philosophie est présent à plusieurs niveaux : les classes terminales des lycées, les classes préparatoires aux grandes écoles, les IUFM (Institut Universitaire de Formation des Maîtres), les universités. L’enseignement philosophique n’y a pas partout le même statut. Si la philosophie à l’université dispose en droit d’un statut d’autonomie (en fait, chacun fait ce qu’il veut) - il n’en va pas tout à fait de même dans le secondaire où une structure étatique définit les programmes par l’intermédiaire d’une commission composée d’inspecteurs généraux et de professeurs, dont les travaux sont finalement soumis à la signature de l’administration par le Ministre. Les contenus d’un enseignement public de la philosophie sont ainsi définis, de façon tout à fait centralisée - même si la liberté du professeur est formellement garantie.

Diversité de lieux et diversité des fins

Cette diversité de lieux s’accompagne d’une diversité des fins poursuivies. L’élève qui prépare le baccalauréat, celui qui se présente au concours des écoles normales supérieures, des écoles d’ingénieurs ou de commerce. L’étudiant qui suit un cursus universitaire de philosophie, ou joint à sa discipline dominante un enseignement philosophique ne bénéficie pas de la même visée que ceux qui se destinent à enseigner la philosophie. Car celle-ci peut être conçue à la fois comme un métier mais aussi comme une vocation. Comment devient-on philosophe ? Il n’y a pas de voie royale, autre que totalement aléatoire. Cela peut être l’effet d’un concours de circonstances, d’une erreur d’orientation, d’un vague désir. Cela peut être consécutif à la lecture d’un livre, à l’influence d’un professeur, d’un amour, d’une maladie, d’un deuil, d’un séjour en prison. Tout se passe comme si la philosophie devait commencer par le contraire d’elle-même et du rationnel. Pas plus qu’on ne naît femme, puisqu’on le devient socialement, selon Simone de Beauvoir, on ne naît pas philosophe, on le devient. Il n’est jamais bon d’identifier ce pour quoi on se découvre une vocation avec une cause où il irait de l’être même de l’homme. C’est ce qui est arrivé ces derniers temps avec la psychanalyse, menacée par la multiplicité des thérapies pharmaceutiques (cf. « Le livre noir de la psychanalyse ») ! C’est ainsi que des chercheurs choisissent de déserter leur discipline pour « construire ou déconstruire » les abstractions philosophiques qu’ils employaient à leur insu.
Pour les autres, beaucoup plus nombreux, la philosophie peut leur permettre de n’être pas de simples techniciens de la discipline qu’ils vont enseigner ou des savoirs qui assurent leur compétence, mais surtout de comprendre les fondements et les enjeux des savoirs et des pratiques qu’ils vont mettre en œuvre. En France, le lien entre la philosophie et l’institution scolaire a été pensé dans le cadre d’un modèle républicain prétendument pluraliste. Sa finalité n’est pas seulement, comme on le croit parfois, de « former le citoyen » - ce qui reviendrait à inféoder la philosophie à des fins politiques - mais, comme le propose assez justement en théorie le dernier programme des classes terminales en France, « ».

Conservation et transformation

Cette diversité des finalités se manifeste dans la diversité des formes et des modalités de cet enseignement. Les classes terminales, comme les classes préparatoires, ne visent pas une spécialisation en philosophie. La forme de l’enseignement n’y est ni strictement historique (au sens de l’histoire de la philosophie), ni spécifiquement critique (au sens de critique du dogme et de la doctrine dominante). Si l’on peut déceler dans l’enseignement de la philosophie en France une orientation émancipatrice héritée des Lumières, celui-ci continue de s’inscrire comme « le couronnement de l’enseignement secondaire ». Il vise donc moins à la transformation qu’à la conservation des valeurs existantes de la IIIème République. Pour Jules Ferry, la laïcité est une forme d’unification au service de la République qui n’implique ni le refus des religions, ni la libre-pensée mais simplement la séparation des Eglises et de l’Etat dont on fête en France, cette année, le centenaire. Permettez-moi de préférer à cette définition de la laïcité, celle, plus large, d’Adorno : « On voit si un individu est philosophiquement laïc surtout dans son rapport à son propre travail et à la totalité sociale dont ce travail est une partie. C’est ce rapport, et non l’étude de secteurs spécialisés tels que l’épistémologie, l’éthique ou l’histoire de la philosophie, qui constitue la nature même de la philosophie » ( La philosophie et les professeurs, dans Modèles critiques, éditions Payot, 1984, page 28). Cette diversité ne doit pas masquer le fait que l’unité profonde de l’enseignement philosophique en France réside, non pas dans la transmission d’un système philosophique particulier, mais dans l’acte de philosopher qui vise à former plutôt qu’à informer l’esprit. Cela pose la question paradoxale de savoir si la philosophie dans sa totalité est séparable des systèmes philosophiques singuliers qui ont marqué son histoire. N’encoure-t-on pas le risque de redécouvrir, en croyant faire du neuf, ce qui a été démontré depuis belle lurette par des philosophes anciens et, par voie de conséquence, de transformer le discours philosophique en un discours spéculatif sur les généralités aux dépens de l’aspiration partagée des peuples à toujours retrouver dans l’universel le concret ? Cela conduit, pour ce qui concerne la France, à une certaine solidarité de ces enseignements. S’il y a une « exception française » de l’enseignement philosophique, c’est surtout qu’un authentique pluralisme y est masqué par la diversité individuelle (quelle diversité ?) des enseignants et que les contradictions (unité de contraires) - comme moteur du réel et de la pensée - y sont gommées. Il faut constater que cette « exception républicaine » héritée du célèbre slogan de Diderot : « hâtons-nous de rendre la philosophie populaire » est fragile et sans cesse menacée dans sa reconnaissance par la conception dogmatique de la laïcité ou par le recours obligatoire à la société civile comme négation des convictions et des idéaux. C’est sur cette base qu’ont eu lieu les expériences d’université populaire et plus récemment de cafés philosophiques. Pour leur part, ni les pouvoirs publics français, ni le corps enseignant dans sa grande masse n’ont jamais été complètement persuadés de la nécessité d’étendre l’enseignement philosophique en-deçà de la Terminale. C’est pour cette raison que l’enseignement de la philosophie a toujours été cantonné dans l’enseignement secondaire français à la classe terminale, ce qui n’est pas le cas, je le sais, dans plusieurs pays d’Afrique de l’Ouest. Il y a bien en France un projet d’extension à la première littéraire et scientifique qui sommeille depuis des années dans des dossiers et que « l’on ne cesse d’expérimenter ». La revendication de commencer l’initiation à la philosophie dès la classe de seconde avait été soutenue en son temps par Jacques Derrida lors des états généraux de la philosophie, deux ans après la grève ouvrière et le mouvement étudiant de mai 1968. Vingt ans plus tard, le même, coopté avec Jacques Bouveresse dans une commission ministérielle (Derrida-Bouveresse), capitulait devant la crainte des professeurs de philosophie que l’extension en première et en seconde se paye par la destruction de l’enseignement en terminale. Cela n’empêche pas le Ministère chargé en France de l’Education de réduire périodiquement le temps imparti à la philosophie en terminale. C’est ainsi que la terminale dite « littéraire » ou « L » est passée ainsi de 9 à 8 heures d’enseignement hebdomadaire, y compris, parfois, avec deux heures dédoublées pour les élèves. Les enseignants en philosophie, dans leur majorité, sont opposés à toute nouvelle réduction de leur enseignement de la philosophie en terminale - le plus souvent pour des raisons corporatistes de nombre de postes mis au concours en terminale - et sont défavorables à l’enseignement de la philosophie dans toutes les classes de lycée - terminale, première et seconde. Toutefois, l’enseignement de la philosophie a été étendu à toutes les terminales technologiques, et expérimenté dans la filière professionnelle de l’enseignement technique. Ce qui est à porter au crédit plus général du poids des luttes sociales dans ce pays. S’appuyant sur la crise de la société française et sur la nécessité pour les jeunes d’être formés à un métier le plus tôt et le plus directement possible, le public (parents d’élèves et autres enseignants) ne participe guère à cette lutte. Signalons toutefois quelques expériences isolées comme celle d’un groupe de pédagogues de Montpellier qui avance même l’idée de faire de la philosophie à l’école élémentaire. Leur ouvrage Faire de la philosophie à l’école élémentaire (éditions ESF, coordinatrice Anne Lalanne, septembre 2002) ébranle les convictions de François Dagognet, professeur émérite à la Sorbonne, qui dans sa préface reconnaît que l’idée de créer des « ateliers de philosophie » pour les enfants est électrisante. Le résultat le plus clair en est la transformation de la curiosité des enfants, l’éveil de leur esprit critique, et un certain dynamisme intellectuel et culturel en mouvement. Ces ateliers n’imposent rien. Ils permettent seulement à des très jeunes de s’extraire de leur vécu immédiat, d’entendre les autres et de structurer leurs propres réponses. Ces ateliers sont, pour ces écoliers, culturellement « utiles ».

Se demander à quoi sert la philosophie, c’est déjà philosopher

Dans le contexte de l’actuelle mondialisation capitaliste, le nouveau venu à la philosophie se pose de plus en plus naturellement la question : à quoi cela sert-il ? Et, comme l’écrit Marcel Deschoux dans son Initiation à la philosophie (1966) « sans doute il attend quelque réponse, non sans cependant garder par devers lui l’idée qu’il s’agit là d’une question d’une simplicité indiscrète qui ne doit pas aller sans causer quelque embarras ». Le problème est grave en effet mais autrement qu’on ne le croit car il s’étend à toutes les formes de la culture et finalement à la vie elle-même. Demander à quoi sert la philosophie, c’est engager une enquête sur le sens et la portée des diverses activités humaines, donc sur la signification de l’existence humaine. Demander à quoi sert la philosophie, c’est déjà philosopher. L’énoncé même de la question fait voir qu’on se réfère en la posant à une notion parfaitement claire de l’utilité. Il la faut précisément mettre en cause. L’utilité est une notion essentiellement relative, car une chose n’est jamais utile qu’à autre chose, comme un moyen à une fin. Et il reste à savoir si cette fin est « utile » pour elle-même comme moyen de quelque autre fin, ou si elle est désirable pour elle-même. Je pense ici à la terrible hiérarchie qu’établit la mondialisation financière entre l’utilitéexprimée sur le marché par la valeur d’usage, et le profit, ou rentabilité marchande,exprimé par la valeur d’échange. En dépit du développement du mouvement altermondialiste, le monde est bien en train de devenir une marchandise. L’argent n’est qu’un moyen de circulation des marchandises. L’accumulation capitaliste transforme la finalité de ce moyen en finalité autonome. Je pense encore ici aux moyens qui finissent par être à eux-mêmes leurs propres fins qu’il s’agisse de la « bureaucratisation » selon le sociologue américain Rostow et son disciple français Raymond Aron ou aujourd’hui de la « marchandisation » de tout ce qui est nécessaire pour faire un monde. En fait, c’est la philosophie elle-même qui est entrée en crise par un « triomphe » très subtil de « l’esprit positif ». L’idée selon laquelle le savoir scientifique reflète le réel tel qu’il est l’a emporté sur la relativité et surtout la complexité des rapports entre les sciences et le réel. Dans le monde entier, les savoirs scientifiques inspirent aujourd’hui davantage confiance que la réflexion philosophique. Etrange destin d’une discipline qui prétendait, dans le passé, à la connaissance absolue et qui découvre tardivement le pluralisme singulier de la philosophie. Le tournant imposé par la relativisation généralisée d’Einstein a été manqué par la philosophie comme d’ailleurs celui imposé par « la crise du déterminisme » d’Alexandre Kojève. Or, tout n’est pas déterminé ni prévisible. Pour empêcher ce renversement de hiérarchie de faire irruption sur la scène philosophique, tous les moyens sont bons. Crise d’institution : des remaniements incessants ont fait perdre au programme traditionnel de philosophie en terminale son ambition d’actualisation républicaine incessante. Par exemple la crise du rapport des sciences et des techniques (en physique, en chimie, en biologie et même dans certaines sciences humaines) à l’heure des technosciences (application immédiate et théorisation éventuelle postérieure à la mise en œuvre des techniques dites d’excellence). Il y a bien aujourd’hui une offensive antiphilosophique dominante qui fait perdre, pour des motifs politiques, le temps de la réflexion, pourtant si nécessaire pour intégrer la pluralité des résultats scientifiques et des enjeux éthiques. On peut référer cette idée à la « pensée complexe » d’Edgar Morin qui, dans son dernier ouvrage Culture et barbarie européenne (Bayard, octobre 2005), évoque « une barbarie qui prend forme et se déchaîne avec la civilisation. » Il affirme même que « la barbarie n’est pas seulement un élément qui accompagne la civilisation, (mais qu’) elle en fait partie intégrante ». Poussé par le besoin d’intégrer rapidement dans l’économie libéralo-capitaliste le maximum d’individus, l’impérialisme financier vise la rentabilité immédiate en matière d’enseignement. La nature et les objectifs technocratiques des pouvoirs d’Etat s’accompagnent d’une tentative d’assujettissement des masses et des individus. Si, en d’autres temps, la philosophie était chargée d’inculquer les idées des classes dominantes et d’enseigner l’art de les justifier en raison, aujourd’hui la bourgeoisie moins assurée de son avenir se méfie de la philosophie et propage la pire des idéologies, celle de la « fin des idéologies ». Les idées dominantes s’organisent en un éclectisme dont les parties, contradictoires entre elles, accomplissent une fonction similaire à la philosophie d’hier mais différenciée selon les publics qui se reconnaissent en chacune d’elles. Tant pis pour la cohérence rationnelle ! Il y a cependant un renouveau souterrain de la philosophie avec l’apparition de nouvelles hypothèses de travail relevant du même esprit sur ces domaines désormais privilégiés que sont les sciences particulières, la langue, l’histoire ou la politique. Je pense pouvoir affirmer au passage que la philosophie de Marx aura été pour beaucoup dans ce déplacement du centre de gravité de la philosophie française. L’idée selon laquelle les constructeurs d’un autre monde ne parviendront pas à unir leurs efforts sans un renouvellement du rapport entre théorie et pratique : je veux dire inclure le point de vue de la pratique dans la théorie, et non l’inverse, commence à devenir une évidence mondiale. Je crois savoir qu’après un demi-siècle d’indépendance l’antiétatisme africain a grandi, l’aspiration à une paix africaine multi-continentale et négociée s’est confortée. Ce n’est ni par l’Etat autoritaire, ni par l’action du « plus fort » qu’il faut travailler à cette révolution dans la pensée mais à partir de nous-mêmes, comme dans tous les individus, pays et continents émergents.

Enseigner la philosophie aujourd’hui : quels savoirs ?

La difficulté me paraît tenir dans une très large mesure à l’ambivalence du rapport que la philosophie entretient avec les savoirs. Ambivalence parce qu’une pensée philosophique est toujours nourrie par une réflexion sur des savoirs, mais ne se réduit jamais à cette réflexion. Les philosophies se distinguent les unes des autres, voire même s’opposent entre elles par le contenu variable des savoirs sur lesquels elles s’appuient - notamment ceux concernant la société. L’amplitude de la différence qu’elles instituent entre ces savoirs et l’acte philosophique lui-même est variable mais leur opposition ne tient pas à ce que les unes feraient appel à des savoirs et les autres non. Une philosophie a donc toujours rapport à des savoirs qu’ils soient ou non de type positif. Je pense qu’un savoir est toujours local ou régional même s’il recouvre une zone étendue de la réalité comme espace-temps-matière. Il est local en ce sens qu’il n’appréhende jamais son objet que sous un angle défini et que par conséquent il ne s’attache jamais au réel pris dans sa totalité. Voilà pourquoi l’enseignement de la philosophie constitue un bon remède pour toutes les « dérives totalitaires » et autres « pensées uniques ». Aujourd’hui, la culture littéraire, scientifique et religieuse s’est relativement effondrée en même temps que l’Occident ne parvenait pas à renouveler sa propre pensée. Ce triple effondrement bloque l’accès à un pan considérable de la philosophie. Ceci ajoute au rapport ambigu que la philosophie entretient avec les savoirs, une situation pédagogique très défavorable. A mes yeux, la présence ou l’absence de savoir chez l’élève doit seulement provoquer une modification dans le style de l’enseignement mais ne doit pas conduire à la conclusion que, dans certains cas, la situation serait désespérée. Permettez moi à ce propos de renouveler mon rejet de plus en plus ferme de l’ « afropessimisme ». Tout enseignant peut repérer dans l’histoire des sciences des paradoxes identiques à celui de Zénon d’Elée sur le mouvement et le temps (contre toute évidence pratique, Achille ne rattrape jamais la tortue et une flèche n’atteint jamais son but). Par exemple, le paradoxe du train imaginaire d’Einstein (560000 km/s) dont les portes avant et arrière s’ouvrent à la fois simultanément et successivement 45 secondes l’une après l’autre, en fonction de la vitesse du laboratoire d’observation (interne ou externe), car nous n’avons pas les catégories philosophiques pour penser une telle coïncidence. De même, l’entropie d’un système éloigné de la symétrie et de l’équilibre ne coïncide pas forcément avec son déclin mais, comme l’a montré Prigogine, peut donner naissance à une bifurcation et à un nouveau développement durable. Tous les savoirs exigent bien entendu une appropriation personnelle pour que l’un de ces savoirs puisse jouer un rôle tout à fait exceptionnel de médiateur entre les sciences et la philosophie. Il n’y a pas de voie royale qui imposerait le passage par tel ou tel savoir. Il faut prendre les élèves dans leur diversité, c’est-à-dire tels qu’ils sont.

Enseigner la philosophie aujourd’hui : quelles pratiques ?

On peut commencer par un cours magistral sur la mise en doute de la vérité ou « que voulons-nous dire quand nous disons : c’est vrai ». Il convient alors de pluraliser l’exposé en montrant pédagogiquement où se situe l’obstacle à une notion unique de vérité. Et ce, dans la tradition bachelardienne. Mais on peut tout aussi bien pratiquer une « lecture tout aussi problématisante » des chapitres 4 à 7 du Livre 1 de La politique d’Aristote sur l’esclavage. Le but est que les élèves puissent prendre conscience que le texte n’est pas une donnée mais un problème. Ce dernier exemple est choisi délibérément dans un texte qui fait percevoir Aristote comme méprisant, condescendant, raciste, profiteur, justifiant par un discours scandaleux l’institution dont il est un privilégié. On pourrait faire le même travail avec ce que de grands philosophes occidentaux comme Kant et Hegel ont écrit sur l’Afrique noire. La question posée est de savoir comment des porte-parole de la révolution africaine comme Franz Fanon, Léopold Senghor et Cheikh Anta Diop ont pu s’inspirer de l’œuvre de Hegel alors que ceux qui préconisent une philosophie strictement africaine dénoncent essentiellement son racisme ? Dans La sainte famille, Marx et Engels résument ainsi les vues de Hegel sur l’Afrique noire, reprises par saint Max (Max Stirner) : « L’Afrique, c’est le pays de l’enfance de l’histoire ». « Nous retrouvons ici toutes les déterminations de l’enfant et du nègre, dépendance par rapport aux choses, indépendance par rapport aux pensées et en particulier à « la pensée », « l’être », « l’être absolu » (sacré), etc. ».
Il convient d’apprécier davantage l’usage que les élèves sont capables de faire de ce qu’ils ont appris dans l’année, que le fait d’avoir accumulé des connaissances.

Enseigner la philosophie aujourd’hui : quelles finalites ?

Il importe de s’interroger au préalable sur les finalités de tout enseignement à l’école d’un point de vue philosophique. Pourquoi l’école ? Un oiseau n’a pas besoin d’école pour voler, ni un poulet pour picorer. Un humain a besoin d’éducation pour une raison et des valeurs qui lui sont propres. Il est le seul être à devenir ce qu’il est, individuellement et collectivement. Donc, à être toujours autre, à n’être que ce devenir perpétuel et à devoir acquérir ce que son espèce a accumulé avant et hors de lui. Il le fait notamment, depuis la naissance, par une grande diversité de moyens, parmi lesquels le système éducatif peut jouer un rôle essentiel. Kant résumait cette finalité proprement humaine : « Une génération éduque l’autre ». Mais, ajoutait-il « qu’est- ce qu’éduquer ? ». À l’instar d’Aristote, il s’agit d’un « acte commun du maître et de l’élève », c’est-à-dire une intériorisation de ces contenus par une activité réciproque, chaque connaissance apparaissant à chaque élève, donc préalablement à l’enseignant, comme une réponse construite à une question, un problème, une contradiction apparemment indépassable. Sans exagérer le paradoxe, dans la réalité, tout est histoire, tout est dispute, déconstruction d’erreur par de nouvelles constructions moins erronées. La finalité scolaire et extra scolaire de tous les enseignements est bien la construction de personnes actives, créatrices et critiques. Apprendre est l’horizon ultime d’une doctrine éducative indifférente aussi bien à la scolastique médiévale qu’à l’actuel positivisme. Développer la personne en l’individu est une conception de l’éducation qui s’oppose à l’exclusivisme de l’apprendre. Voilà la valeur universelle de l’enseignement de la philosophie. C’est au cœur de cet affrontement entre deux finalités antagoniques que se pose la question de la philosophie en tant que discipline scolaire. La philosophie n’est pas une matière comme les autres. Elle n’est pas pour autant « supérieure » mais seulement « spécifique ». La philosophie n’est pas un savoir à côté des autres et aucun philosophe, en tant que philosophe, n’a jamais rien « inventé » sans l’activité des chercheurs et des peuples. Pourtant, il n’est pas d’avancée des connaissances, ni de l’histoire, qui n’ait incorporé les réflexions des philosophes. Allons plus loin, la philosophie à proprement parler ne s’enseigne pas. C’est seulement dans la mesure où elle est vécue comme une réponse à un désir préexistant que la philosophie peut devenir un plaisir, donc activité personnelle. Si l’étonnement n’est pas provoqué, si ce désir n’est pas ressenti, tout ce qui est apporté de l’extérieur ne peut qu’entraver ce que l’enseignement de la philosophie a de philosophique au lieu de le nourrir. Il s’agit, pour l’enseignant, de provoquer la pensée de chaque élève. Les outils théoriques ne sont jamais à apprendre mais à utiliser au sens de la métaphore deleuzienne de « la boîte à outils ». Provoquer la pensée en chacun est une finalité à la fois scolaire et extra scolaire. »
Arnaud Spire Philosophe, journaliste, conseiller de la Fondation Gabriel Péri

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Image : Alain dans sa classe