- ven, 2011-09-23 21:17
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Photo Dominique Wittorski
À l’occasion de la sortie de l’essai de Arnaud Le Marchand, Enclaves nomades. Habitat et travail mobiles, dont on trouvera infra et la présentation de l’éditeur (Éditions du Croquant) et une présentation sonore par Jacques Munier sur France Culture, nous publions de Marx « La population nomade. Les mineurs. ».
Ce texte du Capital, plus que jamais actuel, si l’on veut bien en actualiser les données historiques à l’échelle de la mondialisation (à quoi devrait aider la lecture de Arnaud Le Marchand), décrit la situation terrible du nomadisme dans le monde capitaliste et illustre, par-delà sa pseudo-justification (« tout cela est indispensable pour enfler la recette »), la loi générale à laquelle il obéit (plus la réserve industrielle grossit, en raison directe de l’augmentation de la surpopulation relative, elle-même fonction de l’élévation de la composition organique du capital, plus le paupérisme s'accroît – loi que nous avions déjà abordée à propos de la réforme des retraites).
I. L’INFANTERIE LÉGÈRE DU CAPITAL
Karl MARX
Le Capital (selon Éditions sociales 1976)
Livre premier : Le développement de la production capitaliste
VII° section : Accumulation du capital
Chapitre XXV : Loi générale de l’accumulation capitaliste
V.-Illustration de la loi générale de l’accumulation capitaliste
c) La population nomade. ‑ Les mineurs.
Les nomades du prolétariat se recrutent dans les campagnes, mais leurs occupations sont en grande partie industrielles. C’est l’infanterie légère du capital, jetée suivant les besoins du moment, tantôt sur un point du pays, tantôt sur un autre. Quand elle n’est pas en marche, elle campe. On l’emploie à la bâtisse, aux opérations de drainage, à la fabrication de la brique, à la cuite de la chaux, à la construction des chemins de fer, etc. Colonne mobile de la pestilence, elle sème sur sa route, dans les endroits où elle assoit son camp et alentour, la petite vérole, le typhus, le choléra, la fièvre scarlatine, etc.[i] Quand des entreprises, telles que la construction des chemins de fer, etc., exigent une forte avance de capital, c’est généralement l’entrepreneur qui fournit à son armée des baraques en planches ou des logements analogues, villages improvisés sans aucunes mesures de salubrité, en dehors de la surveillance des autorités locales, mais sources de gros profits pour monsieur l’entrepreneur, qui exploite ses ouvriers et comme soldats de l’industrie et comme locataires. Suivant que la baraque contient un, deux ou trois trous, l’habitant, terrassier, maçon, etc., doit payer par semaine 1, 2, 3 sh.[ii] Un seul exemple suffira : En septembre 1864 rapporte le docteur Simon, le président du Nuisance Removal Committee [Comité de la police sanitaire] de la paroisse de Sevenoaks dénonça au ministre de l’Intérieur, Sir George Grey, les faits suivants :
« Dans cette paroisse, la petite vérole était encore, il y a un an, à peu près inconnue. Un peu avant cette époque, on commença à percer une voie ferrée de Lewisham à Tunbridge. Outre que le gros de l’ouvrage s’exécuta dans le voisinage immédiat de cette ville, on y installa aussi le dépôt central de toute la construction. Comme le grand nombre des individus ainsi occupés ne permettait pas de les loger tous dans des cottages l’entrepreneur, M. Jay, afin de mettre ses ouvriers à l’abri, fit construire sur différents points, le long de la voie, des baraques dépourvues de ventilation et d’égouts, et de plus nécessairement encombrées, car chaque locataire était obligé d’en recevoir d’autres chez lui, si nombreuse que fût sa propre famille et bien que chaque hutte n’eût que deux chambres. D’après le rapport médical qu’on nous adresse, il résulta de tout ceci que ces pauvres gens, pour échapper aux exhalaisons pestilentielles des eaux croupissantes et des latrines situées sous leurs fenêtres, avaient à subir pendant la nuit tous les tourments de la suffocation. Des plaintes furent enfin portées devant notre comité par un médecin qui avait eu l’occasion de visiter ces taudis. Il s’exprima en termes amers sur l’état de ces soi‑disant habitations, et donna à entendre qu’il y avait à craindre les conséquences les plus funestes, si quelques mesures de salubrité n’étaient pas prises sur‑le‑champ. Il y a un an environ, M. Jay s’engagea à faire préparer une maison où les gens qu’il occupe devaient passer aussitôt qu’ils seraient atteints de maladie contagieuse. Il a renouvelé sa promesse vers la fin du mois de juillet dernier, mais il n’a rien fait, bien que depuis lors on ait eu à constater plusieurs cas de petite vérole dans les cabanes mêmes qu’il me décrivit comme étant dans des conditions effroyables. Pour votre information (celle du ministre) je dois ajouter que notre paroisse possède une maison isolée, dite la maison des pestiférés (pesthouse), où les habitants atteints de maladies contagieuses reçoivent des soins. Cette maison est depuis des mois encombrée de malades. Dans une même famille, cinq enfants sont morts de la petite vérole et de la fièvre. Depuis le 1° avril jusqu’au 1° septembre de cette année, il n’y a pas eu moins de dix cas de morts de la petite vérole, quatre dans les susdites cabanes, le foyer de la contagion. On ne saurait indiquer le chiffre des cas de maladie, parce que les familles qui en sont affligées font tout leur possible pour les cacher ».[iii]
Les houilleurs et les autres ouvriers des mines appartiennent aux catégories les mieux payées de la classe ouvrière anglaise. À quel prix ils achètent leur salaire, on l’a vu précédemment.[iv] Mais ici nous ne considérons leur situation que sous le rapport de l’habitation. En général, l’exploiteur de la mine, qu’il en soit le propriétaire ou le locataire, fait construire un certain nombre de cottages pour ses ouvriers. Ceux-ci reçoivent en outre du charbon gratis, c’est‑à‑dire qu’une partie de leur salaire leur est payée en charbon et non en argent. Les autres, qu’on ne peut loger de cette façon, obtiennent en compensation quatre livres sterling par an.
Les districts des mines attirent rapidement une grande population composée des ouvriers mineurs et des artisans, débitants, etc., qui se groupent autour d’eux. Là, comme partout où la population est très dense, la rente foncière est très élevée. L’entrepreneur cherche donc à établir à l’ouverture des mines, sur l’emplacement le plus étroit possible, juste autant de cottages qu’il en faut pour parquer les ouvriers et leurs familles. Quand on ouvre, aux environs, des mines nouvelles, ou que l’on reprend l’exploitation des anciennes, la presse devient naturellement extrême. Un seul motif préside à la construction de ces cottages, « l’abstinence » du capitaliste, son aversion pour toute dépense d’argent comptant qui n’est pas de rigueur.
« Les habitations des mineurs et des autres ouvriers[v] que l’on voit dans les mines de Northumberland et de Durham, dit le docteur Julian Hunter, sont peut-être en moyenne ce que l’Angleterre présente, sur une grande échelle, de pire et de plus cher en ce genre, à l’exception cependant des districts semblables dans le Monmouthshire. Le mal est là à son comble, à cause du grand nombre d’hommes entassés dans une seule chambre, de l’emplacement étroit où l’on a empilé un amas de maisons, du manque d’eau, de l’absence de latrines et de la méthode fréquemment employée, qui consiste à bâtir les maisons les unes sur les autres ou à les bâtir en flats (de manière que les différents cottages forment des étages superposés verticalement). L’entrepreneur traite toute la colonie comme si, au lieu de résider, elle ne faisait que camper. »[vi]
« En vertu de mes instructions, dit le docteur Stevens, j’ai visité la plupart des villages miniers de l’union Durham... On peut dire de tous, à peu d’exceptions près, que tous les moyens de protéger la santé des habitants y sont négligés... Les ouvriers des mines sont liés (bound, expression qui de même que bondage date de l’époque du servage), sont liés pour douze mois au fermier de la mine (le lessee) ou au propriétaire. Quand ils se permettent de manifester leur mécontentement ou d’importuner d’une façon quelconque l’inspecteur (viewer), celui-ci met à côté de leur nom une marque ou une note sur son livre, et à la fin de l’année leur engagement n’est pas renouvelé... À mon avis, de toutes les applications du système du troc (payement du salaire en marchandises), il n’en est pas de plus horrible que celle qui règne dans ces districts si peuplés. Le travailleur y est forcé d’accepter, comme partie de son salaire, un logis entouré d’exhalaisons pestilentielles. Il ne peut pas faire ses propres affaires comme il l’entend; il est à l’état de serf sous tous les rapports (he is to all intents and purposes a serf). Il n’est pas certain, paraît‑il, qu’il puisse en cas de besoin s’adresser à personne autre que son propriétaire : or celui-ci consulte avant tout sa balance de compte, et le résultat est à peu près infaillible. Le travailleur reçoit du propriétaire son approvisionnement d’eau. Bonne ou mauvaise, fournie ou suspendue, il faut qu’il la paie, ou, pour mieux dire, qu’il subisse une déduction sur son salaire. »[vii]
En cas de conflits avec « l’opinion publique » ou même avec la police sanitaire, le capital ne se gêne nullement de « justifier » les conditions, les unes dangereuses et les autres dégradantes, auxquelles il astreint l’ouvrier, faisant valoir que tout cela est indispensable pour enfler la recette. C’est ainsi que nous l’avons vu « s’abstenir » de toute mesure de protection contre les dangers des machines dans les fabriques, de tout appareil de ventilation et de sûreté dans les mines, etc. Il en est de même à l’égard du logement des mineurs.
« Afin d’excuser », dit le docteur Simon, le délégué médical du Conseil privé, dans son rapport officiel, « afin d’excuser la pitoyable organisation des logements, on allègue que les mines sont ordinairement exploitées à bail, et que la durée du contrat (vingt et un ans en général dans les houillères) est trop courte, pour que le fermier juge qu’il vaille la peine de ménager des habitations convenables pour la population ouvrière et les diverses professions que l’entreprise attire. Et lors même, dit‑on, que l’entrepreneur aurait l’intention d’agir libéralement en ce sens, sa bonne volonté échouerait devant les prétentions du propriétaire foncier. Celui‑ci, à ce qu’il paraît, viendrait aussitôt exiger un surcroît de rente exorbitant, pour le privilège de construire à la surface du sol qui lui appartient un village décent et confortable, servant d’abri aux travailleurs qui font valoir sa propriété souterraine. On ajoute que ce prix prohibitoire, là où il n’y a pas prohibition directe, rebute aussi les spéculateurs en bâtiments... Je ne veux ni examiner la valeur de cette justification ni rechercher sur qui tomberait en définitive le surcroît de dépense, sur le propriétaire foncier, le fermier des mines, les travailleurs ou le public... Mais, en présence des faits outrageux révélés par les rapports ci‑joints (ceux des docteurs Hunter, Stevens, etc.), il faut nécessairement trouver un remède... C’est ainsi que des titres de propriété servent à commettre une grande injustice publique. En sa qualité de possesseur de mines, le propriétaire foncier engage une colonie industrielle à venir travailler sur ses domaines ; puis, en sa qualité de propriétaire de la surface du sol, il enlève aux travailleurs qu’il a réunis toute possibilité de pourvoir à leur besoin d’habitation. Le fermier des mines [l’exploiteur capitaliste] n’a aucun intérêt pécuniaire à s’opposer à ce marché ambigu. S’il sait fort bien apprécier l’outrecuidance de telles prétentions, il sait aussi que les conséquences n’en retombent pas sur lui, mais sur les travailleurs, que ces derniers sont trop peu instruits pour connaître leurs droits à la santé, et enfin que les habitations les plus ignobles, l’eau à boire la plus corrompue, ne fourniront jamais prétexte à une grève. »[viii]
[i] Public Health. Seventh Report. Lond., 1865, p. 18.
[ii] L. c., p. 165.
[iii] L. c., p. 18, note. Le curateur des pauvres de la Chapel‑en‑le‑Frith-Union écrit dans un rapport au Registrar général : « A Doveholes, on a percé, dans une grande colline de terre calcaire, un certain nombre de petites cavités servant d’habitation aux terrassiers et autres ouvriers occupés au chemin de fer. Elles sont étroites, humides, sans décharge pour les immondices et sans latrines. Pas de ventilation, si ce n’est au moyen d’un trou à travers la voûte, lequel sert en même temps de cheminée. La petite vérole y fait rage et a déjà occasionné divers cas de mort [parmi les Troglodytes]. » (L. c., n. 2)
[iv] La note donnée à la fin de la section IV se rapporte surtout aux ouvriers des mines de charbon. Dans les mines de métal, c’est encore bien pis. Voy. Le Rapport consciencieux de la « Royal Commission » de 1864.
[v] [Roy avait traduit « centres ouvriers »]
[vi] Public Health. Seventh Report. Lond., 1865, p. 180, 182.
[vii] L. c., p. 515, 517.
[viii] L. c., p. 16.
II. ENCLAVES NOMADES
Arnaud Le Marchand, Paris, Éditions du Croquant, coll. « Terra », 2011, 226 p.
a) Présentation de l’éditeur
« Depuis la fin des années quatre-vingt en Europe : squats, foyers, tentes, caravanes, fourgons, etc réapparaissent de plus en plus fréquemment. Or l’habitat précaire et mobile est une pratique de groupes professionnels : marchands et industriels forains, travailleurs des transports, salariés du bâtiment et de l’industrie, voire du secteur tertiaire (personnes sans-emploi). Ces formes de logements occupent des espaces reliés à des fonctions, elles ne sont pas "hors jeu". Ce monde du travail et de l’habitat mobile ou précaire permet de saisir certains aspects des changements économiques en cours. Il est en outre impliqué dans les migrations, le tourisme et les fuites hors du salariat. L’examen de divers fonds d’archives permet de retrouver le monde de l’habitat mobile ou de passage au cours du XIXe et du XXe siècles. Il s’articule à des organisations de l’intermittence sur les ports, il est impliqué dans des processus d’innovations via les foires. Les nouvelles formes d’organisation de la production industrielle expliquent son renouvellement. Il s’agit d’un monde transverse à différentes sphères de la circulation et de la production. On peut ainsi esquisser des liens entre les mutations du travail "post-fordistes" et les changements de la ville contemporaine. L’habitat "non-ordinaire" n’est pas une scorie, mais au contraire une production actuelle qui recherche sa légitimité entre spatialisation de la question sociale et discours radicaux. »
b) Présentation de Jacques Munier
(France Culture, émission L’Essai du jour du 22/09/11 06h35 - 06h42)
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