Portrait d'un philosophe (Granel : l’éclat, le combat, l’ouvert)

Marc Verat - Hommage à l'Atelier du Peintre de Veermer  Marc Verat, L'atelier du peintre (1995)

 

Portrait d’un philosophe 

(Granel : l’éclat, le combat, l’ouvert)

« “Études” doit s’entendre au sens des peintres : “étude d’une main”, “étude d’une tête de vieillard”, etc. Autant dire qu’on ne trouvera ici que des textes autonomes, qui ne sont les parties d’aucun ensemble. Cependant ils appartiennent bien tous à une même manière, et ils n’ont tous comme ressource qu’une seule question : l’être-monde du monde. »[1]

 

Quand on ouvre le livre-hommage offert à titre posthume à Gérard Granel dans la collection « L’extrême contemporain » que dirige Michel Deguy chez Belin[2], on est d’abord frappé et même un peu déconcerté par la diversité des études qui le composent de façon peu académique sans constituer pour autant un recueil de mélanges.

Les unes, bien qu’étrangères à ces pièces rapportées que l’on recycle parfois dans les collectifs, ne portent pas directement sur les textes de Gérard Granel. Leurs auteurs ou bien y poursuivent un dialogue entrepris jadis avec lui autour d’une question[3], ou bien s’attachent à lui témoigner leur fidélité de cette manière infidèle qui fut la sienne à l’égard de ses maîtres : en travaillant après lui. Ainsi Jean-François Courtine, au début d’une étude sur Duns Scott, fait-il sien l’avertissement des « Fondements de la linguistique » que Gérard Granel publia dans le numéro de la Revue de l’Herne consacré à Heidegger : « Les pages que l’on présente ici ne constituent pas le traitement suivi d’une question. Ce sont simplement des notes de travail… ».[4] Et dans le filigrane de l’article de Søren Gosvig Olesen l’on retrouve cet avertissement qui disait encore : « Il ne s’agit donc ni de la compréhension de Heidegger, ni de l’étude de sa postérité, mais — avec plus de risques peut-être — d’un exemple de l’usage qu’il est possible de faire des questions heideggeriennes ».[5] Appliquant à son tour ce programme, Arnaud Villani relance la question granelienne de « l’équivoque ontologique de la pensée kantienne » dans le champ de la critique du jugement esthétique : « En m’inspirant de la sagacité de son Kantbuch (qu’il refusait tel), je voudrais soutenir que Kant a pressenti, sans pouvoir le thématiser, une théorie du jugement ordinaire que ses pages sur le génie laissent équivoquement entrevoir ».[6]

Quant aux autres études, directement axées sur l’écriture ou la figure de Gérard Granel, elles s’enchaînent comme les premières selon l’ordre alphabétique, hors de tout classement thématique, en sorte que rien ne peut y introduire que leur lecture effective. Une manière d’aborder directement les textes, bien connue depuis Hegel, que Gérard Granel justifia à son tour dans ses deux thèses[7] et, comme le montre Françoise Fournié, dont il fit règle et la matière même de son enseignement.[8] Mais si pour Hegel toute introduction était vaine qui demeurait extérieure au contenu, la raison en était que la plénitude de l’Être ne se trouvait que dans le développement effectif de son concept selon le double sens du génitif. Chez Gérard Granel, rien de cet enfermement logomachique dans sa relève spéculative : le Vrai n’est pas la substance se déterminant et s’exprimant en tant que sujet, mais « l’Ouvert, en son immensité »[9], comme le rappelle Jean-Luc Nancy dans un Liminaire qui n’introduit pas davantage aux textes de l’extérieur, mais « s’efface » devant eux pour les laisser parler.

Il y avait chez Granel dans ce rejet de la substance quelque chose de profondément « anarchiste » : le refus de la couronne, aussi bien celle de la science que celle du pouvoir, la même au fond comme le pointe Jacques Derrida à travers une citation de « Ipse Dasein ? »[10] au cours de sa profonde lecture du texte d’ouverture des Ecrits logiques et politiques, « Ludwig Wittgenstein ou Le refus de la couronne ». Dans ce texte Granel cite un passage de 1930 des Remarques mêlées qui dénonce aussi bien les préfaces descriptives que l’activité indéfiniment constructive de la science moderne.[11] Il y va alors chez Wittgenstein du renouveau du statut de la logicité et d’un retour au pouvoir figuratif du langage dont plusieurs contributions montrent que Gérard Granel l’accomplit lui-même pour son propre compte.[12] Le point essentiel que je voudrais simplement souligner pour l’instant est que ce renouveau et ce retour exigent le renoncement à toute tentative de « chapeauter » le travail de l’écriture (double génitif). Si selon Granel « l’Ouvert en son immensité, c’est le vrai », et si c’est bien d’en haut qu’en un sens il se dévoile et se mesure, ce Haut lui-même est im-mense ; haut de rien, ne(g)ens où se nouent le logique et l’éthique, il n’est donc pas le signifié absolu ou le concept suprême se comprenant, mais il est le Signal muet, existential et non catégorial, qui ordonne le partage de l’immensité en lieux finis, « ouvre pour les signes un sens, et du même geste retire au sens toute substance ».[13]

C’est pourquoi l’éditeur s’est montré fidèle à Gérard Granel en laissant se succéder les articles de l’ouvrage selon l’ordre arbitraire de l’alphabet, comme les fragments d’un discours amoureux dont, selon Barthes, la logique n’est pas dialectique, dont les figures éclatent et vibrent seules, hors mélodie, hors hiérarchie, affranchies de la transcendance des métalangages, analyses et synthèses. C’est ce vent de liberté, l’affirmation de ce « droit à l’autonomie », pour reprendre le mot de Rosemary Rizo-Patrón, qui dans cet hommage (comme dans l’œuvre de Granel) peut d’abord effrayer le lecteur. S’il entreprend cependant de lire effectivement les textes autonomes qui le composent, il verra qu’en leur diversité même ils se répondent pour dessiner le portrait de l’ami, celui d’un philosophe de la gigantomachia, d’un amoureux de l’être, de « l’être-monde du monde ».

Mais comme je ne puis moi-même prétendre à aucune introduction extérieure, c’est de ma propre lecture que je parlerai désormais. Comme elle s’est faite.

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[1] Gérard Granel, Etudes, Paris, Galilée, 1995, quatrième de couverture.

[2] Granel : l’éclat, le combat, l’ouvert, textes réunis par Jean-Luc Nancy et Elisabeth Rigal, collection « L’extrême contemporain », Belin, Paris, 2001 (478 pages, 4 textes inédits de G. Granel, 4 dessins inédits d’Alain Lestié et 25 contributions).

[3] Ainsi font Marc Bélit à propos d’Antonin Artaud dans « Faut-il réveiller les Dieux ? », ibidem (p. 51-63), et Jacques Taminiaux dans « Le bios politikos dans l’enseignement de Heidegger à Marbourg », ibid. (p. 375-388).

[4] Jean-François Courtine, « Heidegger avant Heidegger ? Catégories et signification », ib. (p. 73-103), p. 73.

[5] Ce n’est pas ce passage mais le mot de « Violence des fidélités ! » (par lequel Granel qualifiait sa propre lecture d’Alexandre) qu’invoque Søren Gosvig Olesen pour introduire son « Wesung, ou : de l’inapparence », ib. (p. 239-258), où, d’après la critique granelienne du substantialisme, il tente « d’ouvrir une voie d’accès à la question de l’essence » en tant que « la question des questions de Heidegger », ib., p. 240.

[6] Arnaud Villani, « L’équivoque ontologique de la pensée kantienne du jugement », ib. (p. 451-462), p. 451.

[7] Cf. Rosemary Rizo-Patrón Lerner, « Apprentis… d’un éternel apprenti », ib. (363-373), p. 365-6.

[8] Françoise Fournié, « La part de l’ombre », ib. (189-199), cf. p. 196.

[9] Gérard Granel, Etudes, op. cit., « Le signal et l’écriture », p. 21.

[10] Jacques Derrida, « Corona Vitae (fragments) », ib. (p. 137-163), p. 151-152. C’est aussi ce que Jacques Taminiaux s’emploie indirectement à montrer à travers sa critique de la détermination des statuts respectifs du bios politikos et du bios theorètikos par Heidegger de 1922 à 1933.

[11] Cf. Ecrits logiques et politiques, Paris, Galilée, 1990, p.27.

[12] Ce sont notamment les études de Jean-Pierre Cometti, Françoise Dastur, Michel Deguy, Jacques Derrida, Fabien Grandjean.

[13] Gérard Granel, Etudes, op. cit., « Le signal et l’écriture », p. 24.

 

Commentaire(s)

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Beau portrait ... chinois pour moi : Si j'étais philosophe je serais Granel!

Phil P.

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Zarzelettres - Bernard Maris (Charlie Hebdo n° 1161, 17 sept 2014, p. 13)

«Mes amis intelligents»

«Wolinski fait souvent cette réflexion, sincère, après un déjeuner avec les gars de Charlie, après la conf de rédac: "Quel bonheur d'être avec des gens intelligents!" Et c'est vrai, mes amis sont intelligents. Et d'abord lui, Wolin. Je ne sais pas si l'on peut dire d'un artiste qu'il est "intelligent", c'est un peu le diminuer, en faire quelqu'un de rationnel, cultivé, et non simplement "inspiré". L'inspiration est sans doute au-dessus de l'intelligence. Alors disons que je trouve son dernier livre "beau et intelligent". C'est Le Village des femmes (Seuil). On ne peut bien représenter que ce qu'on aime, et Wolin aime les femmes. Entendons-nous: les respecte plus que tout. Dans son village des femmes, celles-ci sont tellement belles que les larmes viennent aux yeux. Belles, battues, brûlées, mais finalement aimées et mariées! Je suis sûr que Wolin se réincarnera en femme. Et Nicolino en grand fauve. En tigre. Je suis plongé avec ravissement dans Un empoisonnement universel (LLL, Les liens qui libèrent, 23 euros). Quelle érudition! Le projet n'est pas mince, de montrer comment sont nées la chimie et sa volonté d'empoisonner le monde. C'est tout simplement passionnant, c'est beau, c'est philosophique, et vibrant comme peut l'être Nicolino. Tout part-il de Fritz Haber l'assassin, le Juif détesté de Hitler qui a fabriqué néanmoins le gaz destiné à la Shoah? Pourquoi l'industrie chimique a-t-elle pu libérer dans notre environnement 70 millions de molécules facteurs de cancer, d'obésité, de diabète, de Parkinson, d'asthme? Le début du livre a levé pour moi un mystère: qu'est-ce qu'une flamme? Enfin je sais ce qu'est une flamme! Ce livre raconte la guerre au vivant menée par la chimie. A lire absolument, Charb enfin… Charb illustre le livre de Daniel Bensaïd, Marx (mode d'emploi), La Découverte poche, 9 euros. "Mon Dieu, merci d'avoir inventé Marx, vous étiez pas obligé" (Brigitte Fontaine). Et merci d'avoir inventé ce cher Daniel, le meilleur des hommes, le plus humain des "trots", le plus savant, le plus fin, le plus délicieux, le plus cultivé, et qui signe dans ce post mortem la meilleure introduction au barbu. Il me plaît qu'en intro il fasse référence à Gérard Granel, notre prof de philo mythique de Toulouse, avec lequel il ferrailla joyeusement, avant de ferrailler avec Deleuze, Guattari, Lyotard, Châtelet à Vincennes, où il était professeur. Saviez-vous que Maurice Blanchot est l'un des rares à avoir saisi le caractère éternellement subversif du Capital? La vie et l'œuvre de Marx pour 9 euros, illustrées par Charb, c'est vraiment cadeau!»