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Le travail forcé se distingue en général de l'esclavage par sa rémunération et par sa durée, mais non pas toujours par une moindre dureté. Il y a quatre-vingts ans, le 10 juillet 1934, était inaugurée la ligne ferroviaire Congo-Océan. Le Conseil Représentatif des Associations Noires réclame aujourd'hui de la France la reconnaissance de l'exploitation de travailleurs forcés pour la construction de ce chemin de fer. Le 25 février 2014, le CRAN a assigné en justice l'Etat français et la société Spie-Batignolles1 pour crime contre l'humanité.
Nous vous invitons à visiter Le blog de Fabrice au Congo qui offre de nombreux documents et renseignements touchant le CFCO ainsi que des analyses nuancées des conditions de travail des ouvriers de la ligne de fer, qui se sont relativement améliorées à partir de 1929. A lire également cette critique précise et sévère qui a paru sur Congopage et que nous reprenons ci-dessous.
1 Dans la vidéo, à 11'20", il est dit que la Spie est « à l'origine du chantier Congo-Océan ». Fabrice précise sur son blog que « la SPIE est l'entreprise qui a fusionné avec la SCB (Société de Construction des Batignolles) en 1968, la SCB étant en charge d'une partie du chantier du CFCO. Il n'y avait pas de SPIE au Congo dans les années 1920-30.»
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Congo-Océan: débat sur RFI
Diffusé le jeudi 27 février 2014 sur RFI
Appels sur l'actualité : Quelles réparations pour l'esclavage - Sébastien Nemeth
Raphaël Antonetti, gloire ou bourreau de l’AEF ?
par Ya Sanza | lundi 22 janvier 2007 [Article publié sur Congopage]
Raphaël Antonetti
En succédant, le 8 juillet 1924, à Victor Augagneur au poste de gouverneur général de l’AEF, Raphaël Antonetti, n’a pas en France laissé un souvenir suffisant pour que le Petit Larousse lui fasse une place d’honneur dans son panthéon. Il demeure cependant au Congo une gloire nationale pour avoir permis la réalisation du Chemin de Fer Congo-Océan. Il dispose à Pointe-Noire d’un monument à sa gloire, tout juste rénové. On verra, à la lecture de ce qui suit[i], que l’homme pourtant se comporta tel un criminel contre l’humanité.
Antonetti l’homme de fer
Vivement controversé par la suite - souvent avec excès -, Raphaël Antonetti avait une qualité : sa volonté de fer - souvent excessive. En débarquant à Pointe-Noire, le nouveau gouverneur général, 52 ans, n’avait pas le romantisme de Pierre Savorgnan de Brazza, ni l’exaltation d’Emile Gentil. Mais il avait l’opiniâtreté et l’esprit de décision de son prédécesseur immédiat : Victor Augagneur. Il y ajoutera son obsession : réaliser, au crépuscule de sa carrière, sa grande œuvre, le chemin de fer Congo-Océan.
Le buste d’Antonetti à Pointe-Noire
Né le 2 décembre 1872, il avait suivi l’itinéraire remuant de l’administrateur colonial de l’époque. Simple commis en 1894, alors que la France rêvait depuis huit ans de relier le fleuve Congo à l’Atlantique par voie ferrée. Sous-chef de bureau en 1901, chef de bureau en 1905, il fut nommé administrateur de Saint-Pierre et Miquelon le 19 mars 1906. De là il fit un bond dans la hiérarchie de l’administration coloniale. Secrétaire général des colonies, lieutenant-gouverneur du Haut-Sénégal-Niger puis lieutenant-gouverneur de la Côte d’Ivoire, il arrivait en 1924 au Congo en “proconsul”. Cette fois il avait “son” territoire : gouverneur général de l’Afrique équatoriale française, Raphaël Antonetti allait régner sur une zone s’étirant sur 3 200 km du sud au nord et s’étendant dans sa plus large partie sur 2 100 km d’ouest en est. La “Cendrillon des colonies” dont il héritait regroupait alors le Gabon, le Moyen-Congo (future République populaire du Congo), l’Oubangui-Chari (future République Centrafricaine) et le Tchad. Sur le trône siégerait Raphaël Antonetti.
Le proconsulat commence à toute vitesse, comme marche le proconsul : il a préféré débarquer à Pointe-Noire pour inspecter immédiatement les chantiers du chemin de fer.
Avant la fin de 1924, Antonetti obtient une première décision. Le ministre des colonies, Edouard Daladier, l’autorise à faire poursuivre les travaux à l’entrée du Mayombe et fait inscrire dans la loi de finances de 1925 les premiers crédits. Le gouverneur général, lui, décide à son tour. Il accepte, en janvier 1925, le nouveau tracé proposé par la SCB - donc la construction d’un long tunnel à travers le mont Bamba - et fixe les délais. La société a six ans et demi pour terminer les travaux entre Pointe-Noire et le PK 172. Les tronçons les plus difficiles vont bientôt être entamés : ceux du Mayombe.
Quatre ans se sont écoulés depuis le premier coup de pioche. En aval du fleuve Congo, la Société de construction des Batignolles avait réalisé 80 km de voie, au départ de Pointe-Noire. A partir de Brazzaville, début 1925, la Compagnie lyonnaise de l’Afrique équatoriale (COLYAF) - qui avait pris le relais de la régie coloniale, deux ans auparavant - était parvenue à 75 kilomètres.
Des deux extrémités de la future voie, les difficultés étaient les mêmes, qui ont fortement ralenti les travaux.
Problèmes techniques d’abord : l’approvisionnement des camps de la SCB dans le Mayombe se faisait souvent encore à dos d’homme ; celui des chantiers de la COLYAF était lent, parce que les matériaux importés (ciment, en particulier) venaient toujours par la voie belge avant de traverser le fleuve à Brazzaville et d’être acheminés ensuite jusqu’aux entrepôts. De plus, la COLYAF avait des difficultés financières que le gouvernement général dut résoudre pour ne pas se résigner à une nouvelle suspension des travaux.
Problèmes géographiques ensuite. Au total, les deux tronçons partis l’un de Brazzaville, l’autre de Pointe-Noire comptaient, début 1928, quelque 180 kilomètres. Mais ils ne se rejoignaient toujours pas, séparés par l’enfer du Mayombe : 83 kilomètres à travers le massif et la forêt. Cet univers inhospitalier où des hommes avaient commencé à mourir.
Tout se liguait contre les intrus. L’instabilité du terrain faisait déplacer les chantiers et les rails nouvellement posés. Des légendes sont nées. Les énormes plaques, qui forment “la porte du Mayombe”, se fermaient toutes les nuits et annihilaient tous les efforts pour les transpercer dans la journée. Au PK[ii] 95 (à partir de Pointe-Noire), des dizaines de travailleurs sont morts, noyés, dans la rivière Loukoula : le safoutier sur lequel ils montaient pour en cueillir les fruits se courbait systématiquement pour les plonger dans l’eau dont le génie susceptible n’acceptait pas leur présence. Les faits sont réels. Les explications appartiennent au merveilleux dans lequel se réfugient habituellement les humains. Instable, trop humidifiée par ses rivières et ses pluies, reposant sur un tissu de racines géantes et des couches de grès disjointes, la terre du Mayombe se retirait dès qu’on la dérangeait.
Chasse à l’homme jusqu’au désert
La convention passée entre le gouvernement général et la Société de construction des Batignolles, en juillet 1922, était claire. Du moins sur le papier. La SCB s’engageait à terminer en six ans et demi les travaux qui lui étaient confiés : une voie de 172 km à partir du terminal maritime, Pointe-Noire. L’administration, pour sa part, devait fournir la main-d’œuvre, soit un effectif de 8 000 hommes. Trois ans plus tard, en 1925, alors que Raphaël Antonetti était gouverneur général depuis juillet 1924, une nouvelle convention fut signée, nécessitée par les rectifications des tracés et le non-respect par l’administration de ses engagements financiers (en pleine crise financière - le franc était dévalué - la métropole était à cours de crédits). Nouveau délai : six ans et demi à partir de 1925 et non plus de 1922. Même masse de main-d’œuvre : 8 000 hommes. Par “hommes”, le gouvernement général entendait “effectifs totaux”. Pour la SCB il s’agissait des “travailleurs effectifs et permanents” du chemin de fer, à l’exclusion des cuisiniers, des malades ou des classés “malingres” (affectés aux tâches administratives ou auxiliaires, car inaptes au travail physique), et enfin des hommes chargés de l’entretien des baraquements et de l’approvisionnement des chantiers. Ce qui ne laissait à la SCB que peu de “moyens effectifs” au regard des promesses de l’administration. Dans une étude qui fait référence, Notes sur la construction du chemin de fer Congo-Océan - 1921-1934 le professeur G. Sautter note : “Le 30 juin 1926, il y avait en face des 1 883 manœuvres « au service effectif » de la SCB, 257 « capitas » et cuisiniers, 649 malades et malingres retirés du travail et 978 hommes à la disposition du service de la main-d’œuvre. L’expérience a montré en définitive que pour maintenir à la disposition de la SCB un effectif donné, l’administration devait amener dans le Mayombe et y entretenir une masse de main-d’œuvre une fois et demie à deux fois supérieure. Promettant 8 000 hommes le gouvernement général s’obligeait en fait à en entretenir en permanence une douzaine de milliers au bas mot.” Voilà pour les besoins de la SCB chargée des travaux au départ de Pointe-Noire. Les chantiers, ouverts au départ de Brazzaville sous la responsabilité directe de l’administration, devaient être pourvus eux aussi en main-d’œuvre sur les 340 km. G. Sautter note (op. cit.) : “Il aurait fallu 4 ou 5 000, hommes pour terminer cette partie de la voie dans le délai imparti à la SCB pour terminer la construction du reste. A la cadence prévue pour les travaux, les besoins globaux du Brazzaville-Océan ne pouvaient s’abaisser au-dessous d’une vingtaine de milliers de travailleurs constamment à l’ouvrage”.
La cadence - un délai de six ans et demi à partir de 1925 - ne sera pas respectée. Les prévisions des besoins seront très largement dépassées. Bientôt l’administration coloniale n’arrivera même plus à fournir aux constructeurs le quart de la main d’œuvre promise initialement.
Au départ, recrutés par le service de la main-d’œuvre, les travailleurs étaient engagés pour un an à l’issue duquel ils étaient relevés sans trop de difficultés. Le gouverneur général Raphaël Antonetti s’était trompé quand il proclamait : “J’ai décidé que le recrutement des travailleurs se ferait sur place, c’est-à-dire sur une bande de territoire dont la future voie ferrée sera l’axe et qui s’étendra au nord et au sud de cette voie jusqu’à une distance qui, autant que possible, ne devra pas dépasser 100 km.” Mais les “réserves humaines” se sont épuisées le long des chantiers. Les “mâles adultes” s’étaient évanouis, la population “utile” des circonscriptions que devait traverser la voie - le Pool, la Bouenza-Louesse et le Kouilou - étant très faible : quelques 70 000 “mâles adultes” y compris les vieillards et les inaptes. Même le travail forcé n’eut guère d’effet. Le chemin de fer n’avançait pas, tandis que l’agriculture périclitait autour des rares villages subitement désertés par leurs habitants. Les “mâles adultes” fuyaient les recruteurs. Au départ - et du reste jusqu’à la fin des travaux -, il y eut le choc de deux mondes, qu’en son temps l’évêque Philippe-Prosper Augouard, pourtant peu suspect d’humanisme laxiste, avait prévu.
Dans une lettre du 5 février 1902 au directeur du journal Dépêche coloniale, Mgr Augouard avertissait : “Il faut bien avouer qu’en général, le Noir ne connaît de la civilisation [blanche, bien sûr] que la douane et les coups de fusil et il ne faut pas lui reprocher de ne pas courir auprès de pareils bienfaits.” Les “Noirs” ont couru ailleurs, dans les forêts ou même au-delà du fleuve pour échapper “au travail de la machine”. Ils désertaient leurs villages pour s’engager dans les concessions, préférant l’agriculture ou la cueillette de caoutchouc au portage des traverses et des rails. “Treize villages bakongo note G. Sautter, passèrent avec armes et bagages de la circonscription du chemin de fer dans celle du Pool, hors du périmètre de recrutement du Mayombe.” D’autres se transplantèrent au Gabon dont le territoire échappait alors au recrutement. Des familles entières se terrèrent au Cabinda ou au Congo (alors) belge.
Responsable du recrutement, l’administration coloniale se mit à traquer littéralement “le mâle adulte” d’un bout à l’autre du Moyen-Congo. Une véritable chasse à l’homme fut engagée, dirigée par des sous-officiers peu scrupuleux, secondés par des miliciens ouest-africains. Entre Brazzaville et l’Océan, on amenait aux points de rassemblement les Bakongo, les Bayaka, les Bayombe la corde au cou. Des Babembe, autour de Mouyondzi, “résistaient ouvertement au recrutement et jouaient facilement du couteau de la machette et du fusil puis prenaient la brousse”, rapporte un ancien administrateur de la région. D’autres tendaient des embuscades aux recruteurs pour libérer les captifs.
Pourquoi cette panique si forte qu’elle tourna à la violence ? Sans doute pour répondre à la violence des recruteurs eux-mêmes, lesquels, une fois de plus, auraient dû relire Mgr Augouard qui écrivait en 1908 dans son introduction à la CARTE FLUVIALE du Congo : “Il faut être Juste envers les INDIGENES ne jamais les tromper ou les brutaliser. Et même, si on a été trompé par eux, il ne faut jamais se départir de la modération dont un Blanc doit toujours donner l’exemple. Certains Européens n’obtiennent rien des Noirs parce qu’ils ont mauvaise réputation et souvent ils ne doivent s’en prendre qu’à eux-mêmes de la force d’inertie qui leur est opposée et dont ils sont les premières victimes.” Dans ses prédictions de “civilisateur” plus paternaliste que moralisateur, Mgr Augouard s’était trompé : à la violence, les indigènes en question opposèrent d’abord la force d’inertie puis la force tout court. Des enseignements chrétiens, ils avaient au moins retenu un principe immédiatement applicable : la loi du talion.
Il y eut une autre violence, morale et culturelle cette fois, exercée sur les populations. Des plaines du Kouilou ou des vallées de la Sangha, l’administration coloniale avait entrepris de drainer des villages entiers vers le massif du Mayombe. Ainsi des hommes de la savane étaient obligés de devenir forestiers et montagnards. Certains n’avaient jamais vu ni la montagne ni - encore moins - la mer. Pour eux, la seule vue de tels univers signifiait la mort immédiate. Ils ont préféré mourir dans la fuite en forêt que mourir sur un roc. Car on mourait déjà dans la montagne, dans ce sinistre massif du Mayombe. Tout le monde le savait.
Antonetti persiste et signe
Dès le début de 1925, le gouverneur général Raphaël Antonetti avait choisi “d’aller vite”, pour rattraper les retards dus à la suspension des travaux l’année précédente, aux nouvelles négociations avec la Société de construction des Batignolles, à la lenteur de l’attribution des nouveaux crédits. II prit la décision, qui sera lourde de conséquences, de commencer les travaux dans la savane, la montagne et la forêt sans attendre les avancées - trop lentes à ses yeux - de ceux qui progressaient à la fois de Pointe-Noire et de Brazzaville. Des chantiers furent ouverts pour construire des tronçons correspondant approximativement à un tracé qui n’était toujours pas définitif. Des tâcherons plus ou moins sérieux, plus ou moins compétents, se présentèrent comme sous-traitants et se virent attribuer des chantiers. On leur promit de la main-d’œuvre laquelle devait être triplée pour satisfaire les besoins de tous les chantiers. Le gouvernement général s’engageait à recruter, encadrer, nourrir. loger, payer et soigner les travailleurs. Et on donna au service de la main-d’œuvre - qui s’installa en plein cœur du Mayombe - quelques semaines (un mois au total) pour tenir des engagements qu’il aurait fallu préparer en une année.
Un rapport de la direction de la main-d’œuvre annonçait déjà “un gaspillage effréné de la main d’œuvre”. Cité plus tard par Robert Poulaine dans Etapes africaines - Voyage autour du Congo (Ed. La Nouvelle Revue critique, col. La Vie Aujourd’hui, Paris, 1930), ledit rapport était à ce point prophétique qu’il mérite d’être largement cité : “Il y aura donc des équipes nombreuses, complètement isolées à de grandes distances, dans un pays particulièrement difficile, hérissé d’obstacles où il n’existe aucune route aucun sentier pour assurer leur ravitaillement ainsi qu’un service médical convenable... C’est donc pour plusieurs mois à travers un fouillis inextricable d’abattis que les hommes, chargés de riz ou de manioc devront circuler, se glissant entre les branches entrecroisées, escaladant les énormes troncs renversés sur le sol et n’avançant pas plus d’un kilomètre à l’heure malgré leurs efforts. C’est également par là qu’on devra évacuer les malades et les blessés qui ne pourront être traités sur place. C’est encore à dos d’homme que, pour commencer les terrassements dans les parties déblayées, la société [adjudicataire des travaux, en l’occurrence la SCB ici] fait transporter les pesants wagonnets et les rails Decauville, fardeaux écrasants et peu maniables sous lesquels gémissent les travailleurs indigènes, se heurtant à chaque pas, unissant mal leurs efforts et ressemblant dans leur agitation impuissante aux fourmis qui s’empressent autour d’une proie disproportionnée à leur taille.
Gaspillage et usure de la main d’œuvre, nécessité d’un pourcentage considérable de porteurs pour un nombre de travailleurs utiles très réduit, augmentation constante du nombre de bouches à nourrir (puisqu’il faut un homme pour en ravitailler quatre ou cinq à cette distance, lui-même compris), substitution inconsidérée du travail humain à celui des machines tel est le système employé dans le Mayombe. Il coûtera un nombre considérable de vies humaines qui pourraient être épargnées, des sommes disproportionnées aux résultats obtenus, et met dès maintenant en face de difficultés que la nature du pays et l’état sanitaire de la main-d’œuvre rendront peut-être insurmontables.”
L’ouvrage de Robert Poulaine qui contient ces citations sera par la suite controversé. Le fait est que déjà, même sur les chantiers (parfois en sous-traitance) de la SCB, on avait commencé à mourir et les “mâles adultes” de tout le Moyen-Congo le savaient : “La fâcheuse réputation du chemin de fer notera G. Sautter (op. cit.), avait malheureusement un fondement bien réel : les mauvaises conditions d’existence, les mauvaises conditions de travail, les maladies, les décès en masse dans les camps du Mayombe”. Les Congolais étant morts ou ayant déserté le Congo, on ira chercher ailleurs les travailleurs : en Oubangui-Chari, au Cameroun, au Tchad. A défaut de Babembe, de Bakongo ou de Baoumbo, on fera venir les Boubanguis, les Bandas, les Mandjias et les Saras.
La décision en a été prise, en février 1925, dès que le “proconsul” Raphaël Antonetti eut décidé de terminer au plus vite le chemin de fer en “attaquant” plusieurs tronçons à la fois. Cité cette fois par le professeur Sautter (op. cit.), un rapport officiel de l’époque confirmait : “Nous renonçons au recrutement exclusif dans la zone traversée par le chemin de fer [...]. Demandant moins d’hommes aux riverains de cette voie ferrée, nous leur permettons de développer leurs cultures de fournir davantage de vivres frais aux travailleurs du chemin de fer.”.
Les acheminements commencèrent le 15 mars 1925. Premiers réservoirs disponibles, les trois circonscriptions de l’Oubangui-chari, du Moyen-Logone et du Moyen-Chari durent fournir chacune 1 000 hommes. Puis, plus au nord du Tchad, le Batha et le Ouaddaï furent ponctionnés. Seuls les nomades Toubous échappèrent à la razzia. Car si l’on avait élargi l’aire de recrutement, les méthodes ne changeaient guère, au point de pousser un André Gide[iii] à crier au scandale.
Dans son admirable Voyage au Congo (suivi de Le Retour du Tchad, - Ed. Gallimard, Paris 1927-1928), le grand écrivain français, de passage à Fort-Archambault, fin décembre 1926, note : “Le chemin de fer Brazzaville-Océan est un effroyable consommateur de vies humaines. Voici Fort-Archambault tenu d’envoyer de nouveau mille saras. Cette circonscription, l’une des plus vastes et des mieux peuplées de l’AEF, est particulièrement mise à contribution pour la main-d’œuvre indigène. Les premiers contingents envoyés par elle ont eu beaucoup à souffrir tant durant le trajet, à cause du mauvais aménagement des bateaux qui les transportaient que sur les chantiers mêmes, où les difficultés de logement et surtout de ravitaillement ne semblent pas avoir été préalablement étudiées de manière satisfaisante. La mortalité a dépassé les prévisions les plus pessimistes.”. Le 31 décembre 1926, André Gide vit arriver à Fort-Archambault les miliciens chargés du recrutement avec leurs “proies” : 1 500 hommes dont un millier furent jugés aptes. C’est-à-dire bons à être dirigés vers les chantiers.
Les trajets étaient longs et pénibles. Les recrues du Tchad venaient à pied jusqu’à Bangui. ‘‘Le troupeau des indigènes note Gide, trouve là des locaux salubres et vastes, une eau potable abondante (un puits a été spécialement creusé) et une nourriture également assurée.”. De Bangui à Brazzaville, on les acheminait, sur l’Oubangui puis le Congo, par bateau - “des chalands découverts... selon André Gide - mais le confort relatif de Bangui est vite oublié. Certains travailleurs dorment sur les chalands, sans pont ni rebords, tombent et se noient dans le fleuve. D’autres meurent (déjà) de pneumonie, exposés en permanence aux pluies et aux brouillards sur leur “bateau” sans toit ; les voyages devaient se faire de juin à novembre, période des hautes eaux de l’Oubangui. A partir de Brazzaville les recrues pouvaient avoir un avant-goût de ce à quoi elles allaient servir : on les faisait voyager par le train sur la centaine de kilomètres de voie déjà posée et utilisée. Puis c’est à nouveau la route. C’est-à-dire la marche à pied. Quinze jours dans la savane et la forêt avant d’attaquer les contreforts du Mayombe. Beaucoup n’arriveront pas à destination.
Comment mourir dans le Mayombe
“Le terrain très glissant sur les roches, ne permit pas à un porteur de se tenir debout. Il glissa avec le tachéomètre[iv] et roula sur les rochers jusqu’au bas de la montagne dans la Louloula... Nous mîmes six heures pour descendre. Nous ne trouvâmes aucune trace de l’indigène qui avait du être broyé par les rapides... Le service de la main-d’œuvre fut prévenu de cet accident. L’enquête ouverte comme d’usage conclut à la fatalité.”
C’est un témoin oculaire qui raconte cet accident. Michel Romanot qui a écrit, sous la signature de Michel R.O. Manot, un livre dont on ne retrouve plus que des feuillets disparates et sans couverture, Aventure de l’or et du Congo-Océan. Romanot était, dans les années vingt, fonctionnaire du service de la main-d’œuvre. Il savait de quoi il parlait puisqu’il était responsable de l’un des camps les plus sinistres du Mayombe : celui du PK 102, aujourd’hui Les Saras. Et c’est entre le PK 87, 200 et le PK 141 que les accidents seront les plus meurtriers. On avait prévu d’y creuser 17 tunnels, dont celui du Bamba long de près de 1,7 kilomètre.
Les Saras du Tchad y ont vécu, y sont morts. Romanot avait lui-même adopté leur tenue : comme eux, il vivait nu dans cette forêt inhospitalière. Le fonctionnaire français résume dans une histoire curieuse l’une des tragédies du chemin de fer Congo-Océan. Un de ses collègues, un Français nommé Caron, avait construit une maison sur un terrain retiré du camp. Il mourut quinze jours après y avoir emménagé. Son successeur, un jeune marié à peine débarqué, y logea à son tour. Son épouse y mourut peu de temps après leur installation. Un suivant subit le même sort. Il fallut un quatrième mort pour que la maison fut soupçonnée d’être “habitée par des mauvais génies”. Il fut établi ultérieurement que la “case de Caron” avait été bâtie sur un terrain où étaient enterrés des “indigènes morts de dysenterie”. Après les accidents sur les flancs du massif du Mayombe ou du mont Kaba, les noyades dans les eaux de la Loukoula, la dysenterie fut un fléau meurtrier dans ces camps de travailleurs.
C’était une maladie inconnue des Saras transplantés depuis leur savane natale. Ils ont péri à petit feu, épuisés tant par 1e travail sur les chantiers que par une alimentation - quand elle existait - à laquelle ils n’étaient pas habitués. L’encadrement sanitaire, au milieu des années vingt, laissait à désirer. Par exemple, au camp de M’Boulou - qui devait fournir des équipes réparties sur 25 km - 800 travailleurs étaient encadrés par un sergent assisté d’un simple hygiéniste qui n’en pouvait mais. On avait donné un coup de fouet pour mettre en place les camps de manœuvres. Les manœuvres étaient venus, mais non encore les équipes sanitaires. Et le climat épouvantable du Mayombe a fait se multiplier les maladies. “la saison, fraîche de juin à août était la pire’’, a pu noter le professeur Sautter qui a relevé, dans des documents officiels, que les affections pulmonaires ont été les plus meurtrières : bronchites, broncho-pneumonies, congestions pulmonaires, pneumonies à caractère atypique, foyers multiples et évoluant parfois d’une manière foudroyante en moins de quarante-huit heures. Sautter ajoute : “L’entassement dans les camps favorisait la contagion et, donnant à la maladie une allure épidémique, aggravait encore le pronostic. Rarement moins de 25%, le plus souvent 50% et parfois 60% des travailleurs atteints mourraient”.
On pourrait citer bien d’autres maladies que la dysenterie et les affections pulmonaires. Les dossiers médicaux de l’époque n’étaient pas unanimes sur les diagnostics. Ils constataient des maladies et relevaient les nombres de morts. Les “années tragiques” ont été relevées par le professeur Sautter, toujours selon des documents officiels. Elles correspondent à l’afflux massif des travailleurs recrutés au loin : 1 341 morts en 1925 dans la division côtière, 2 556 en 1926, 2 892 en 1927, 2 635 en 1928. La situation s’améliorera en 1929 : “seulement” 1 300 morts. Le nombre ira décroissant - au fur et à mesure de l’amélioration de l’infrastructure sanitaire - mais en 1932, deux ans avant l’inauguration du chemin de fer Congo-Océan, la division côtière enregistrera encore 517 morts.
C’est que précisément il y avait autre chose que les accidents du travail et les maladies dues au climat ou aux infections propres à la région. Des Saras et des Bandas sont morts d’avoir été déracinés. Les habitudes alimentaires étaient bouleversées. La consommation de riz ou de fruits de forêt eut sans doute des influences sur le dérèglement organique des Tchadiens en particulier. Mais, surtout, ce changement brutal d’environnement a continué de décimer des populations entières de travailleurs Morts de dépression nerveuse avant la lettre.
Un médecin-inspecteur, le Dr Condé, cité par le journaliste Robert Poulaine dans Etapes africaines (op. cit.) dit que l’affection était “indéfinissable. Ces gens ont le moral atteint ; ils se consument lentement d’anémie et de neurasthénie... Ce sont des Noirs du Tchad où leur vie s’écoule en toute liberté partagée entre la chasse, la culture et la famille. A partir du moment où ils sont embrigadés, le cafard les prend. Les uns désertent et vont mourir de faim dans la brousse ou finir sous la dent d’un fauve dans les forêts inconnues d’eux : les autres emplissent les hôpitaux, un tiers enfin peut être employé par le service de la main-d’œuvre”.
Un dernier fléau enfin, mais non le moindre, a décimé les travailleurs du chemin de fer Congo-Océan : la faim. Le 20 Janvier 1928 - dernière année tragique - l’administrateur de Loudima adressait au gouverneur général Raphaël Antonetti cet appel de détresse : “La situation n’est pas ce que vous croyez, elle est beaucoup plus grave, elle n’a jamais été telle auparavant. Depuis deux mois nous assistons a une morbidité et à une mortalité encore inconnues. L’hôpital de Loudima déborde chaque jour un peu plus. Les détachements se mettent en route sur M’Vouti en bon état apparent. Le soir du deuxième jour les malades et les éclopés commencent. Ils augmentent le troisième jour. Il reste 4 à 5 hommes à la traîne dans chaque campement [...]. Les camions de vivres ne passent que deux fois par semaine et il est arrivé, du 1er au 15 janvier, qu’ils ont trouvé quatre morts, une autre fois trois et chaque fois des malades sans soins et affamés”.
La faim, la neurasthénie, la non acclimatation et l’épuisement ont provoqué des tragédies entre les “éclopés” eux-mêmes. Ils ont engendré la violence gratuite. Ainsi mourut le Dr Favre, assassiné par un de ses malades. Le chef de camp Romanot raconte : “Favre... auscultait un banana lorsqu’un de ses camarades écarta brusquement la couverture dont il s’était entouré et sortit un couteau. L’infirmier N’Sitou un bayombi, se précipite sur lui et attrape le couteau par la lame ; il se blesse et lâche le couteau. Les cris des autres malades font retourner le docteur Favre el le banana lui enfonce aussitôt le couteau en plein cœur. Il mourut presque immédiatement.” L’assassin fut maîtrisé puis transféré à la prison Malamine de Brazzaville “où il restera trois mois sans être jugé. Un jour un membre de la mission d’études lui fit “le coup de l’évasion”. Il alla trouver le chef de la prison et lui proposa d’aller boire un coup chez Assanakis, le bistrot de l’endroit. Il lui assura qu’il garderait la prison pendant son absence. Le membre de la mission d’études ouvrit la porte de la prison. Le banana, voyant la porte ouverte, sort et est abattu d’un coup de révolver : tentative d’évasion. L’européen passa en justice et fut acquitté.”.
Ainsi mourrait-on aussi pour le Mayombe. De folie, d’injustice. L’épopée du chemin de fer Congo-Océan était devenue tragédie. Il faudra des hommes courageux, mais parfois excessifs dans la polémique, pour faire éclater le scandale. Les boues du Mayombe allaient éclabousser toute la classe politique française.
Le scandale du Congo-Océan
De leur vivant, les travailleurs africains furent exploités jusqu’à en mourir. Après leur mort, ils le furent encore plus. Au nom d’un humanisme de façade cachant mal la même querelle d’intérêts qui, au début du siècle, avait déjà gelé le projet du chemin de fer Congo-Océan.
Le coup de pioche de Mme Augagneur, le 6 février 1921, n’avait pas, loin de là, mis fin à ces querelles. Son auguste époux, le gouverneur général Victor Augagneur, qui choisit Pointe-Noire comme terminal maritime au lieu de Loango ou Pointe-Banda, fut tout simplement insulté par les colons lésés de n’avoir pu obtenir “leur” chemin de fer dans “leurs” concessions. “Intoxiqué d’un absolutisme exagéré et sénile, incurable à son âge, disait-on, il a déjà fait, au Congo, en deux ans, le maximum de mal en un minimum de temps.”. Il aurait choisi une autre ligne qu’il aurait été insulté de même par d’autres colons. Son successeur, Raphaël Antonetti, qui terminera (en 1934) sa carrière au Congo et mourra en 1938 des suites d’un vieil accident sur les chantiers du chemin de fer, sera traîné dans la boue. D’emblée, rendons justice à Raphaël Antonetti. Proconsul énergique, homme d’action obstiné, cet homme-là ne fut pas un assassin en dépit de cette phrase terrible qu’on lui attribue : “II me faut mes 10 000 morts. Monsieur, mais il me faut mon chemin de fer.”.[v]
Les deux gouverneurs furent victimes d’une campagne justifiée sur le fond, ignoble dans la forme.
En 1922, sous le règne d’Augagneur et avant même les années tragiques (1925-1928), la cabale avait commencé, menée par des colons se plaignant de ne plus disposer de main-d’œuvre. Dans telle concession, disait-on, où travaillaient naguère 500 ouvriers agricoles, il n’en restait plus qu’une vingtaine et la récolte pourrissait sur place. Parce que les indigènes étaient recrutés pour la construction du chemin de fer. Jusqu’à Paris les concessionnaires utilisèrent tous les moyens pour s’opposer ‘‘très énergiquement contre la construction du chemin de fer de Brazzaville à Pointe-Noire”, selon la formule du rapporteur de la Commission des colonies à la Chambre des députés en 1923. Même en Belgique des journaux furent mis à contribution. La Dépêche coloniale de Bruxelles écrivait : “Nos amis français sont fort embarrassés avec leur chemin de fer congolais. On leur prend, pour construire ce chemin de fer, toute la main d’œuvre que réclament leurs exploitations ; c’est à dire qu’on commence par les ruiner avant de leur donner un moyen de transport...”.
Dans sa thèse sur le Chemin de Fer Congo-Océan (op. cit.) Marcel Soret, maître de recherche à l’Orstom - qui sut rétablir certaines vérités - relate : “Une arme de tout premier ordre allait être brusquement donnée à ces ennemis du CFCO par l’administration française elle-même et faire passer le débat du plan économique sur le plan humanitaire auquel la grande masse de l’opinion publique est bien plus sensible : le rapport de l’inspecteur général Pégourier sur le chemin de fer Brazzaville-Océan qui est presque uniquement consacré aux conditions de recrutement des manœuvres, à leur situation matérielle, à l’état sanitaire...”
Certes, l’inspecteur général Pégourier, envoyé en mission au Congo en 1926 fut à juste titre frappé par la mortalité sur les chantiers et les camps de travailleurs. Comment ne l’aurait-il pas été ? Mais ayant plus écouté sans doute les colons que les contremaîtres (et encore moins les travailleurs !) il tomba dans le piège. II avança que le chemin de fer coûtait “un manœuvre par traverse et un européen par kilomètre.”. Marcel Soret a fait le calcul : le CFCO aurait alors “coûté” quelques 685 000 morts, soit plus de cinq fois le nombre total des effectifs utilisés en réalité ! Mais le rapport était officiel et le chiffre si spectaculaire que le lobby parisien des concessionnaires du Congo le retint et ne retint que ce chiffre.
Qu’il y eut des exagérations, voire des inconséquences, c’est la vérité. En évaluant le taux de mortalité à 40 voire à 80 % des effectifs, Pégourier pêchait moins par excès d’humanisme que par mauvais choix de méthode de travail. Il confondait, dira Marcel Soret, “décès et déchets”. Le journaliste Robert Poulaine, auteur de Etapes africaines (op. cit.) écrivit dans Le Temps des articles incendiaires. Le gouverneur Raphaël Antonetti n’y vit qu’une vengeance du journaliste contre la Société de construction des Batignolles qui avait refusé de l’engager. De là à le soupçonner d’avoir partie liée avec des concessionnaires opposés au chemin de fer et donc à la SCB, il n’y avait qu’un pas que l’on franchit un peu trop vite. Car s’il est vrai qu’il y eut exagération dans les accusations des concessionnaires contre le chemin de fer Congo-Océan, il n’en est pas moins vrai qu’il y eut des morts par milliers. Et il était trop facile de voir derrière tous les accusateurs des mercenaires de la plume au service des concessionnaires.
Ainsi, André Gide lui-même fut accusé d’avoir soulevé le scandale, et d’être manipulé par les colons. Alors même que l’écrivain, dans Voyage au Congo, a dénoncé encore plus vigoureusement les concessionnaires que les constructeurs du chemin de fer. Sa première dénonciation est contenue dans une lettre au gouverneur général, datée du 6 novembre 1925. Il y relate la manière dont les agents de la CFSO (Compagnie forestière Sangha-Oubangui) sévissaient dans les villages : “Dix récolteurs de caoutchouc travaillant pour la CFSO - pour ne pas avoir apporté de caoutchouc le mois précédent (mais ce mois-ci ils apportaient double récolte) - furent condamnés à tourner autour de la factorerie, sous un soleil de plomb et porteurs de poutres de bois très pesantes... Le « bal », commencé dès 8 heures, dura tout le long du jour sous les yeux MM. Pacha et Maudurier, assis au poste de la CFSO. Vers 11 heures, le nommé Malingue, de Bangouma, tomba pour ne plus se relever. On apporta sont corps à M. Pacha qui dit simplement : « Je m’en fous ».”. De là à prétendre que Gide “travaillait” pour les grandes compagnies concessionnaires, il y avait un univers de malhonnêteté !
Tous les parlementaires français qui, à Paris, ont dénoncé le scandale du Congo-Océan n’étaient pas davantage achetés par les colons. L’intitulé officiel de la demande d’interpellation des députés Nouelle et Antonelli, lors de la séance du 7 juillet 1927, est suffisamment clair à cet égard : “Le recrutement de la main-d’œuvre indigène nécessaire à la construction du Chemin de Fer Congo-Océan, sur l’effroyable mortalité sévissant sur les chantiers de ce chemin de fer, ainsi que sur l’exploitation éhontée dont sont victimes les indigènes de l’Afrique équatoriale de la part des compagnies concessionnaires.” On ne pouvait guère reprocher à ces députés une quelconque partialité.
Des voix africaines s’étaient depuis longtemps élevées mais ne furent pas réellement entendues : Le Cri du Nègre, journal du Comité de défense de la race nègre animé par Lamine Senghor et Tiemoko Garan Kouyate, avait quasiment crié dans le désert en 1926-1927. Puis les Nègres des savanes et des forêts se sont fait entendre. La résistance au recrutement pour les chantiers du chemin de fer va devenir résistance armée.
Des documents l’attestent : il s’agit des rapports de tournée de certains recruteurs, entre le 21 novembre et le 24 décembre 1927, cités par Robert Poulaine. En voici des extraits.
“Les indigènes (hommes, femmes, enfants), décidés à défendre leur vie plutôt que de se laisser appréhender, avaient gagné la forêt, armés de sagaies, fusils, machettes.
“Dans la terre d’Odzala, voisine du poste, pas un homme n’a été recruté. Le sergent a été mis en joue par un indigène du village Sembé : le coup n’est heureusement pas parti.
“Entre le village d’Odzala et celui de Linge, mis en joue par un indigène du village d’Opounga, il tira un coup de fusil en l’air.
“Au village Lubanga, tous les indigènes, armés de fusils et sagaies, s’étaient retirés au bout du village quand arrivèrent le garde Fara et l’interprète MAkola. Ils furent tous deux mis en joue, mais menacés, ils prirent la forêt.
“Dans la terre de Bomandjoka, le garde Loango arrive dans un campement où tous les hommes sont armés. Pour se dégager, il tire en l’air et s’empare de trois fusils laissés par les fuyards.”
En octobre 1928, c’est la révolte dans les zones de recrutement de la Haute-Sangha et les régions camerounaises voisines. La répression-pacification dure jusqu’en mars 1929, à laquelle ont participé non plus seulement les unités militaires chargées des recrutements et de l’encadrement des camps de travailleurs, mais jusqu’aux tirailleurs de l’armée coloniale. Le gouverneur Antonetti dira que ce fut une révolte de fanatiques soulevés par un sorcier illuminé. Ce n’est pas faux. Mais le sorcier a su travailler sur un terrain psychologique déjà mobilisé : la résistance au pouvoir colonial commençait par la résistance au travail forcé, c’est-à-dire à la mort.
Sonnée par André Gide dès 1926, maladroitement agitée par l’inspecteur général Pégourier, puis rendue plus crédible en 1927 par le médecin inspecteur Lasnet, l’alarme fut amplifiée en octobre 1928 par le journaliste Albert Londres[vi] qui récidiva, l’année suivante, en publiant Terre d’ébène.
Débordant l’hémicycle de la Chambre des députés française, le débat sur le “scandale du Congo-Océan” s’est passionné sur la place publique. Les rapports confidentiels furent dépouillés dans les journaux. Chacun y alla de ses fantasmes. Le nombre de morts variait de 20 000 à 500 000 dans l’imagination collective. Et personne n’en savait vraiment rien, les documents officiels de l’époque ne concordant guère.
Le professeur G. Sautter notera : “Les chiffres émanant du service de la main-d’œuvre ne valent que pour les travailleurs réellement pris en charge. Le service médical, par contre, enregistrait tous les décès survenus dans le Mayombe, même avant l’immatriculation ou après la libération des intéressés. Certains documents englobent les pertes en cours de voyage, d’autres ne le font pas. Enfin, la définition même des « pertes » change d’une source à l’autre. Il en est qui ne font état que des seuls décès constatés : d’autres, y ajoutent une fraction des déserteurs ou, sous l’étiquette plus vague de « déchets », font une incompréhensible totalisation de morts et de vivants. Il n’est pas facile de s’y reconnaître.”
C’est, du reste, le professeur Sautter qui a abouti à l’évaluation la plus crédible du nombre des morts après une compilation et une comparaison minutieuses de tous les documents. Il arrive à un chiffre total de 16 000 décès entre 1921 et 1934. D’autres estimations, aussi sérieuses, varient entre 15 000 et 23 000 morts. On est loin des 500 000, voire des 685 000 morts que certains avaient complaisamment prétendu avoir dénombrés. Mais sur un total de 127 250 travailleurs recrutés, le pourcentage de décès est déjà scandaleux : autour de 15%.
Les conditions de travail s’amélioreront à partir de 1929. La mécanisation soulagera les travailleurs martyrs. L’infrastructure sanitaire sera plus décente. Il aura fallu, pour y décider l’administration coloniale, une campagne dont les excès ont eu le mérite de ne pas faire oublier ces Congolais, Centrafricains et Tchadiens tombés dans le Mayombe. Il n’y eut sans doute pas volonté délibérée de décimer des populations entières. Mais il y eut péché par obsession, péché par inconscience de la part de y ceux qui avaient pouvoir de décision. Ce que le professeur Sautter résumera dans cette belle phrase : ‘‘En pareil cas, la faculté de disposer de ses semblables entraîne trop facilement l’illusion de pouvoir forcer la nature des choses.”
Au fait, de qui les Nègres étaient-ils à l’époque les “semblables” ? Ils n’étaient que “la main d’œuvre charger de violer la nature”. L’attribution de cette mission n’avait tenu compte, au départ, que de ce que l’on attendait de leur part : leur force de travail pour l’opposer à la force d’inertie du Mayombe. Des gouvernants ont pris la responsabilité d’engager ce combat titanesque et à la fois inégal. Si l’on ne peut, cinquante ans après, reprocher à qui que ce soit d’avoir méprisé la vie humaine, du moins l’on ne saurait repousser quelque malaise à l’évocation de ces “sacrifices humains”. Fussent-ils involontaires, ils ont été perpétrés.
La France ne voulait plus dépendre du voisin belge pour acheminer outre Mayombe ses marchandises. Antonetti, en tyran mégalomane à l’image des pharaons, lui en donna les moyens. Comme eux il ne refusa rien à son ambition et à sa gloire. En particulier les êtres humains qu’il réduisit en esclavage près de huit décennies après qu’il fût aboli. Entièrement destiné au commerce de la France, le CFCO de l’époque ne servait en rien les africains qui ne possédaient rien, pas même leur liberté. Sans l’empressement égocentrique du gouverneur Antonetti, la ligne se serait faite quelques années plus tard avec des moyens mécaniques sans que le sous continent ait à en pâtir d’une manière aussi cruelle.
Sennen Andriamirado (1984)
Ya Sanza
P.S.
Curieuse démarche que celle de l’auteur, qui reconnaît les faits sans y trouver responsable. La justice congolaise usera du même stratagème en 2005 lors d’un procès à Brazzaville.
Vaine polémique sur le nombre des morts, aucune statistique ne quantifiera jamais les conséquences sur les peuples et les régions qui se sont retrouvés privées de leurs bras valides.
Grotesque querelle entre constructeurs et concessionnaires, que les uns ou les autres l’emportent, les victimes demeurent les africains.
[i] Source : Le Defi du Congo-Océan , Sennen Andriamirado - Agence Transcongolaise des Communications (Editions Le groupe jeune Afrique - Paris 1984).
[ii] Point Kilométrique, c’est ainsi que sur les chantiers on se repère.
[iii] Gide, André (1869-1951), écrivain français. Immergé dans le milieu culturel de son époque, Gide l’est aussi dans les combats sociaux et politiques qui se livrent alors. Lui qui, à une époque où cette position était difficile à tenir, revendique son homosexualité et même sa pédérastie (Corydon, 1911 puis 1924), s’engage aussi dans des luttes collectives. À la suite de voyages en Afrique noire avec Marc Allégret, il publie Voyage au Congo (1927), où il dénonce les abus de la société colonialiste, puis Retour du Tchad (1928). Séduit par les espoirs du socialisme en construction, il s’engage publiquement, sans toutefois adhérer au Parti communiste, mais exprimera sa profonde déception devant le stalinisme dans Retour de l’URSS (1936). Il s’engage également dans le combat antifasciste. Voyageur toujours avide de nouveaux horizons, Gide a laissé une œuvre ironique et subtile, marquée de cette recherche de la sincérité qu’il affichait dans son entreprise autobiographique. Pris entre les images de l’écrivain scandaleux et dépassé, il trouve difficilement sa place dans les lettres du xxe siècle, après en avoir été le symbole, peut-être parce qu’une partie des débats moraux et esthétiques qu’il a traités sont désormais ceux d’une époque révolue. Le prix Nobel lui a été décerné en 1947.
[iv] Instrument topographique permettant de mesurer des angles et des distances.
[v] Quelle justice rendre à cet infect salaud qui aura fait bien plus de mal que Brazza sur cette terre d’Afrique ?
[vi] Londres, Albert (1884-1932), journaliste français, globe-trotter de l’entre-deux-guerres. Les reportages d’Albert Londres ont passionné des millions de lecteurs entre 1914 et 1932. Il a laissé son nom à un prix qui couronne chaque année, depuis 1933, le meilleur grand reporter de la presse écrite et, depuis 1985, celui de l’audiovisuel. Né à Vichy, issu d’un milieu modeste, Albert Londres se fixe d’abord à Lyon, où il est employé de bureau. Ami d’Henri Bérault et de Charles Dullin, il consacre ses heures de liberté à la poésie. En 1903, il tente l’aventure parisienne et publie quatre recueils. Correspondant parisien du Salut public de 1904 à 1906, il entre ensuite au Matin, où il est échotier parlementaire lorsque éclate la Première Guerre mondiale. Le 20 septembre 1914, il signe son premier article, un reportage sur le bombardement de la cathédrale de Reims. Propulsé correspondant de guerre, il réalise de nombreux reportages sur le front et sur les combats de l’armée d’Orient (1915). Après la guerre, il suit pour Excelsior la conquête de Gabriele D’Annunzio sur Fiume (1919) et se rend dans la Russie déchirée par la guerre civile. Témoin des souffrances du peuple, il porte des jugements tranchés sur la dictature du prolétariat et sur Lénine. En 1922, il enquête au Japon, en Chine et en Inde. En 1923, Albert Londres effectue pour le Petit Parisien une série de reportages décisifs sur le bagne de Cayenne, dénonçant l’inhumaine condition des prisonniers (« Le bagne n’est pas une machine à châtiment bien définie, réglée, invariable. C’est une usine à malheur, qui travaille sans plan et sans matrice »). Ses articles, publiés sous le titre Au bagne en 1924, suivis par une « Lettre ouverte à Monsieur le ministre des Colonies », émeuvent ses lecteurs et attirent l’attention des pouvoirs publics qui fermeront l’institution - en 1924, décision est prise de rapatrier tous les prisonniers en métropole. En 1924 également, Albert Londres, en Afrique du Nord, recueille des témoignages accablants sur les établissements pénitentiaires militaires : 19 articles parus sous le titre « Biribi » - et une lettre au ministre de la Guerre (« C’est une honte pour la France ») - conduisent à l’envoi d’une commission d’enquête sur place. Son reportage est publié peu après : Dante n’avait rien vu (1924). Il enquête ensuite sur les maisons d’aliénés (Chez les fous, 1925), dont il dénonce le fonctionnement et la cruauté (« Les trois quarts des asiles sont préhistoriques, les infirmiers sont d’une rusticité alarmante, le passage à tabac est quotidien » ; « Camisoles, ceintures de force, cordes coûtant moins cher que les baignoires, on ligote au lieu de baigner »), ainsi que l’inutilité thérapeutique (« Quand ils guérissent, c’est que le hasard les a pris en amitié »), concluant « Notre devoir n’est pas de nous débarrasser du fou, mais de débarrasser le fou de sa folie. Si nous commencions ? ». En 1926, il s’embarque pour le Brésil. Il y retrouve Eugène Dieudonné, rencontré lors de son enquête à Cayenne, et évadé du bagne guyanais trois ans plus tôt. Condamné à perpétuité après avoir été accusé à tort de faire partie du groupe anarchiste de la bande à Bonnot, celui-ci demande la révision de son procès. Albert Londres s’engage en sa faveur et l’aide à établir son innocence ; la grâce d’Eugène Dieudoné est obtenue en 1927. Le reporter bénéficie alors d’une grande popularité. Son enquête, l’Homme qui s’évada (1928), est adaptée au théâtre dans une pièce où l’ancien forçat tient son propre rôle. Albert Londres enquête également sur la traite des blanches en Argentine (le Chemin de Buenos Aires, 1927), et fait le portrait de Marseille, porte du sud (1927). Au cours d’un voyage de quatre mois en Afrique-Occidentale française (1928), il découvre et révèle l’horreur des chantiers de la voie ferrée Brazzaville-Pointe-Noire et des exploitations forestières, où des Africains meurent par milliers. Son reportage, qui dénonce l’exploitation humaine et le cynisme de l’administration (« Comme le pas des esclaves est docile ! Des hommes resteront sur le chemin, la soudure sera vite faite ; on resserra la file. On pourrait les transporter en camion ; on gagnerait vingt jours, sûrement vingt vies. Acheter des camions ? User des pneus ? Brûler de l’essence ? La caisse de réserve maigrirait ! Le nègre est toujours assez gras ! »), lui vaut l’hostilité des pouvoirs coloniaux ; il est publié en 1929 sous le titre Terre d’ébène. À la fin des années 1920, il gagne l’Europe de l’Est, où il découvre l’ostracisme et les persécutions dont sont victimes les Juifs. Son périple (Le juif errant est arrivé, 1930) le mène en Palestine, où il rencontre sionistes et Arabes. Il part ensuite pour la mer Rouge enquêter sur les Pêcheurs de perles (1931). Sa dernière enquête publiée décrit les mécanismes du terrorisme des Comitadjis (1932), nationalistes macédoniens. En 1932, Albert Londres est en Chine pour le Journal et couvre l’invasion par les Japonais. Pressé de revenir en France et de publier ses découvertes (il a gardé le secret sur son reportage, mais il y est sans doute question de trafics d’armes et d’opium, des communistes chinois), il meurt sur le chemin du retour, dans l’incendie déclaré à bord du paquebot Georges Philippar, au large d’Aden (mer Rouge), le 16 mai 1932. Quelques mois après sa disparition, sa fille Florise et d’anciens compagnons de route créent le prix Albert Londres, décerné pour la première fois en mai 1933, première date anniversaire de sa mort. Inlassable voyageur, Albert Londres promène sa frêle silhouette, sa barbe brune et sa pipe sur tous les points chauds de la planète à une époque où les moyens de transmission et de transport sont rudimentaires et relativement lents : chemin de fer, bateau, télégraphe puis téléphone. Son approche humaniste, ses talents littéraires et sa verve le font surnommer « le prince des reporters ». Fidèle à sa devise « Notre métier n’est pas de faire plaisir, non plus de faire du tort, il est de porter la plume dans la plaie », il n’hésite jamais à affirmer ses positions, et contrairement à la règle qui préconise aujourd’hui de distinguer information et commentaire, il mêle ses impressions au récit. Il a constamment recours aux dialogues soigneusement mis en scène, et ses formules font mouche ; en 1924, appelé à couvrir le Tour de France, il titre : « les Forçats de la route ». Ses enquêtes, publiées chaque année par Henri Bérault à partir de 1924, ont été depuis rééditées ; elles se lisent comme des romans. Encyclopédie Microsoft ® Encarta ® 2004. © 1993-2003 Microsoft Corporation. Tous droits réservés.
Ligne Congo-Océan : 100 ans après, les morts toujours présents
Par Dominique Cettour-Rose (avec AFP) | Publié le 26/02/2014 à 17H42, mis à jour le 03/03/2014 à 15H17
Le chantier de la ligne Congo-Océan en 1923. © AFP - Photo12
Diverses associations noires de France ont assigné, le 25 février 2014, l'Etat et le groupe Spie Batignolles pour «crime contre l'humanité». Elles les accusent d’avoir causé la mort de 17.000 travailleurs africains recrutés de force pour construire la ligne ferroviaire Congo-Océan, entre 1921 et 1934. Treize années d'un chantier qui fut, à l'époque, une fierté de la France coloniale.
On croyait cette page sombre de l'histoire coloniale définitivement tournée. Mais le Cran, organisation qui milite notamment pour obtenir des réparations pour les descendants d'esclaves, a engagé une action au civil contre l'Etat et les trois entités issues de la société des Batignolles: Spie, Spie-Batignolles et Clayax Acquisitions.
C’est le 13 juillet 1914 que l’administration coloniale française donne son feu vert à la construction de la ligne de chemin de fer Congo-Océan (CFCO) qui relie la capitale de l’Afrique équatoriale française Brazzaville au port de Pointe-Noire, situé sur la côte Atlantique. Objectif: envoyer vers la métropole ces matières premières dont regorge le cœur du continent: le coton du Tchad et de Centrafrique, le manganèse et le bois du Gabon, ou encore les oléagineux et le cuivre du Congo.
La Société de construction des Batignolles est chargée des travaux et le premier coup de pioche est donné le 6 février 1921. Mais pour pallier l’insuffisance de la main d’œuvre locale, l'entreprise fait venir de force des populations de toute l’Afrique centrale, notamment du Cameroun et du nord du Tchad. Ces «indigènes» affrontent alors un climat tropical qu’ils «ne connaissaient pas» et meurent notamment «de dépression nerveuse, de pneumonie, de tuberculose, de lèpre, de paludisme, ou encore de dysenterie», comme l'indiquait, en 1992, l'émission Geopolis à propos de cette «tragédie».
Selon le site Médiapart, les pertes humaines commençeront dès l'acheminement des Noirs, qui parcourront parfois 2000 km, dans des «conditions matérielles et sanitaires désastreuses».
17.000 indigènes sont morts
Pour le président du Cran, Louis-George Tin, «plus de 17.000 personnes ont trouvé la mort» sur ce gigantesque chantier réparti sur les 512 km de voies ferrées qui relient Brazzaville au port de Pointe-Noire. Ces «indigènes sont morts en raison des conditions de transport et de travail», précise pour sa part l'historien Olivier Le Cour Grandmaison qui décrit des «civils embarqués de force pour alimenter les chantiers».
«On apprend dans les livres que l'esclavage a été aboli en France en 1848 mais, selon nous, il s'est poursuivi jusqu'à l'adoption d'une loi, en 1946, portée par Félix Houphouët-Boigny (alors député) qui a interdit le travail forcé», a encore expliqué M.Tin. Selon lui, «la mémoire des travaux forcés a été totalement occultée», mais des millions de personnes ont été enrôlées de force pour construire des ports, des chemins de fer et des grands bâtiments dans les colonies.
«Ce n’était pas des personnes condamnées aux travaux forcés, précise M. Grandmaison. C’était une disposition applicable à tous. L’Etat colonialiste avait la charge de fournir de la main d’œuvre aux entreprises publiques, quitte à réquisitionner de force. C’est ce qu’il s’est passé!», écrit-il sur son blog.
Plusieurs plaintes du Cran
«J'ai vu construire des chemins de fer, on rencontrait du matériel sur les chantiers. Ici que du nègre. Le nègre remplaçait la machine, le camion, la grue ; pourquoi pas l'explosif aussi?», écrivait en 1929 le journaliste Albert Londres dans Terre d'Ebène, un reportage plus qu'un récit de voyage, en forme de réquisitoire contre la violence de la colonisation.
Depuis un an et demi, le Cran multiplie les plaintes contre l'Etat français pour «crime contre l'humanité» afin d'obtenir des réparations dans ce type d'affaires. En mai 2013, l'organisation a ainsi réclamé 10 millions d'euros à la Caisse des dépôts et Consignation. Le Cran s'appuie sur la loi Taubira de mai 2001, qui reconnaît l'esclavage comme «crime contre l'humanité» le rendant imprescriptible.
Les procédures judiciaires en cours aboutiront-elles? En mai 2013, le président de la République, François Hollande, a exclu toute réparation matérielle de l'esclavage tout en prônant «la paix des mémoires réconciliées».
En réponse à Ligne Congo-Océan : 100 ans après, les morts toujours présents par Xenos
VIDEO. Ligne "Congo-Océan": la France en accusation (Complément)
Le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN) a assigné l'Etat Francais et le groupe Spie pour "crime contre l'humanité". Ils chapeautaient à l'époque le vaste chantier du chemin de fer au Congo-Océan.
France 3 (via Francetvinfo) - Mis à jour le 26/02/2014 | 03:13, publié le 26/02/2014 | 03:12
La construction par la France de la ligne reliant Pointe-Noire à Brazzaville au Congo, dans les années 20, était encore après-guerre une fierté de la France coloniale. L'assignation en justice de l'Etat et de l'entreprise de construction Spie pour "crime contre l'humanité" lève le voile sur une histoire beaucoup plus sombre. Le chantier du chemin de fer Congo-Océan (CFCO) aurait nécessité la déportation de milliers d'Africains et causé la mort de 17 000 d'entre eux.
Le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), à l'origine de la procédure judiciaire, demande justice sous la forme de constructions d'écoles ou d'indemnisation des descendants des victimes.
Dans une affaire similaire au Kenya, la Grande-Bretagne a fini par payer ses dettes.
Notes sur la construction du chemin de fer Congo-Océan
Sautter Gilles, Notes sur la construction du chemin de fer Congo-Océan (1921-1934). In: Cahiers d'études africaines. Vol. 7 N°26. 1967. pp. 219-299. Télécharger le document au format pdf:
Revue de presse du CRAN
Voir la REVUE DE PRESSE du Conseil Représentatif des Associations Noires.
Congo-Océan et l'action du CRAN : la mise au point de Fabrice
Voyages au Congo - Le blog de Fabrice Moustic
Mercredi 12 mars 2014
Congo-Océan : dossier de presse approximatif du CRAN...
Les médias français se sont fait l'écho ces derniers jours de la plainte déposée par le CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires de France) contre l'Etat et la SPIE, au sujet des victimes du chantier de construction du Congo-Océan (voie ferrée de Brazzaville à Pointe-Noire).
Presse écrite, radio, journaux télévisés... Tout le monde en a parlé ! Le coup médiatique est réussi.
La SPIE est mise en cause car c'est l'entreprise qui a fusionné en 1968 avec la SCB (Société de Construction des Batignolles), alors en charge de la section côtière du chantier du CFCO. Section la plus meurtrière, notamment par la difficile traversée du massif du Mayombe.
Pourquoi déposer plainte maintenant me direz-vous ? Le CRAN avance la date symbolique de la fin de la Conférence de Berlin. Original, c'est le 129ème anniversaire ! Pour ma part, j'aurais plutôt avancé pour cette année, les 80 ans de la fin du chantier du CFCO (1934).
Le principal angle d'attaque juridique est l'assimilation entre l'esclavage, crime contre l'Humanité imprescriptible, et le travail forcé, auquel on a eu recours sur le chantier de construction. Si le recours au recrutement et au travail forcés sont historiquement indéniables, l'amalgame avec l'esclavage est beaucoup plus contestable... Par exemple, les esclaves étaient vendus comme des animaux sur des marchés et ne touchaient pas de salaire. Heureusement, ce ne fut pas le cas des ouvriers du CFCO.
Le CRAN a monté à cette occasion un dossier de presse (vous pouvez le consulter ici link). Dossier un peu approximatif... LIRE LA SUITE
Lecture de Fabrice: "Les massacres du Congo", de Toqué
14/06/2014 15:31:03
Un nouvel article sur le blog voyage-congo.over-blog.com
Lecture : Les massacres du Congo, de Toqué
«L'ancien administrateur adjoint des colonies Georges Toqué (1879-1920) publia en 1907, à sa sortie de prison, un livre de mémoires Les massacres du Congo, avec en sous-titre "La terre qui ment, la terre qui tue".» Pour lire la suite cliquez ici
Congo-Océan : camp chinois du Mayombe (km 104)
Un article de Fabrice à lire sur son blog : Congo-Océan : camp chinois du Mayombe (km 104)
La construction de la ligne Congo-Océan vue par un historien
Devant le siège de l'entreprise Spie Batignolles à Neuilly-sur-Seine, l'historien Olivier Le Cour Grandmaison revient sur le travail forcé et les 17.000 victimes africaines de la construction de la ligne "Congo-Océan", la voie ferrée entre Brazzaville et Pointe-Noire, sous la responsabilité de la Société de Construction des Batignolles précurseur de Spie.
Entente fragile
C'est comme-ci la France s'était enfonçée dans une porte de baignoire. L'entente entre la France et le Congo a été fragilisée. J'espère que les deux pays résoudront leurs problèmes au plus vite.
De l'apparente différence entre travail payé et travail servile
« La valeur de la force de travail est déterminée par la quantité de travail nécessaire à son entretien ou à sa reproduction, mais l'usage de cette force de travail n'est limité que par l'énergie agissante et la force physique de l'ouvrier. La valeur journalière ou hebdomadaire de la force de travail est tout à fait différente de l'exercice journalier ou hebdomadaire de cette force, tout comme la nourriture dont un cheval a besoin et le temps qu'il peut porter son cavalier sont deux choses tout à fait distinctes. La quantité de travail qui limite la valeur de la force de travail de l'ouvrier ne constitue en aucun cas la limite de la quantité de travail que peut exécuter sa force de travail. Prenons l'exemple de notre ouvrier fileur. Nous avons vu que pour renouveler journellement sa force de travail, il lui faut créer une valeur journalière de 3 shillings, ce qu'il réalise par son travail journalier de 6 heures. Mais cela ne le rend pas incapable de travailler journellement 10 à 12 heures ou davantage. En payant la valeur journalière ou hebdomadaire de la force de travail de l'ouvrier fileur, le capitaliste s'est acquis le droit de se servir de celle-ci pendant toute la journée ou toute la semaine. Il le fera donc travailler, mettons, 12 heures par jour. En sus et au surplus des 6 heures qui lui sont nécessaires pour produire l'équivalent de son salaire, c'est-à-dire de la valeur de sa force de travail, le fileur devra donc travailler 6 autres heures que j'appellerai les heures de surtravail, lequel surtravail se réalisera en une plus-value et un surproduit. Si notre ouvrier fileur, par exemple, au moyen de son travail journalier de 6 heures, ajoute au coton une valeur de 3 shillings qui forme l'équivalent exact de son salaire, il ajoutera au coton en 12 heures une valeur de 6 shillings et produira un surplus correspondant de filé. Comme il a vendu sa force de travail au capitaliste, la valeur totale, c'est-à-dire le produit qu'il a créé, appartient au capitaliste qui est, pour un temps déterminé, propriétaire de sa force de travail. En déboursant 3 shillings, le capitaliste va donc réaliser une valeur de 6 shillings puisque, en déboursant la valeur dans laquelle sont cristallisées 6 heures de travail, il recevra, en retour, une valeur dans laquelle sont cristallisées 12 heures de travail. S'il répète journellement ce processus, le capitaliste déboursera journellement 3 shillings et en empochera 6, dont une moitié sera de nouveau employée à payer de nouveaux salaires et dont l'autre moitié formera la plus-value pour laquelle le capitaliste ne paie aucun équivalent. C'est sur cette sorte d'échange entre le capital et le travail qu'est fondée la production capitaliste, c'est-à-dire le salariat; et c'est précisément cette sorte d'échange qui doit constamment amener l'ouvrier à se produire en tant qu'ouvrier et le capitaliste en tant que capitaliste.
Le taux de la plus-value, toutes circonstances égales d'ailleurs, dépendra du rapport entre la partie de la journée de travail, qui est nécessaire pour renouveler la valeur de la force de travail, et le surtravail ou temps employé en plus pour le capitaliste. Il dépendra, par conséquent, de la proportion dans laquelle la journée de travail est prolongée au-delà du temps pendant lequel l'ouvrier, en travaillant, ne ferait que reproduire la valeur de sa force de travail, c'est-à-dire fournir l'équivalent de son salaire.
[…]
Mais comme l'ouvrier ne reçoit son salaire qu'après l'achèvement de son travail, et comme il sait, en outre, que ce qu'il donne vraiment au capitaliste, c'est son travail, la valeur ou le prix de sa force de travail lui apparaît nécessairement comme le prix ou la valeur de son travail même. Si le prix de sa force de travail est de 3 shillings dans lesquels sont réalisées 6 heures de travail, et s'il travaille 12 heures, il considère nécessairement ces 3 shillings comme la valeur ou le prix de 12 heures de travail, bien que ces 12 heures de travail représentent une valeur de 6 shillings. De là un double résultat.
Premièrement. La valeur ou le prix de la force de travail prend l'apparence extérieure du prix ou de la valeur du travail lui-même, bien que, rigoureusement parlant, le terme de valeur ou de prix du travail n'ait aucun sens.
Deuxièmement. Quoiqu'une partie seulement du travail journalier de l'ouvrier soit payée, tandis que l'autre partie teste impayée, et bien que ce soit précisément cette partie non payée ou surtravail qui constitue le fonds d'où se forme la plus-value ou profit, il semble que le travail tout entier soit du travail payé.
C'est cette fausse apparence qui distingue le travail salarié des autres formes historiques du travail. A la base du système du salariat, même le travail non payé semble être du travail payé. Dans le travail de l'esclave, c'est tout le contraire: même la partie de son travail qui est payée apparaît comme du travail non payé. Naturellement, pour pouvoir travailler, il faut bien que l'esclave vive, et une partie de sa journée de travail sert à compenser la valeur de son propre entretien. Mais comme il n'y a pas de marché conclu entre lui et son maître, comme il n'y a ni achat ni vente entre les deux parties, tout son travail a l'air d'être cédé pour rien.
Prenons, d'autre part, le paysan serf tel qu'il existait, pourrions-nous dire, hier encore, dans toute l'Europe orientale. Ce paysan travaillait, par exemple, 3 jours pour lui-même sur son propre champ ou sur celui qui lui était alloué, et les 3 jours suivants il faisait du travail forcé et gratuit sur le domaine de son seigneur. Ici donc le travail payé et le travail non payé étaient visiblement séparés, dans le temps et dans l'espace. Et nos libéraux étaient transportés d'indignation à l'idée absurde de faire travailler un homme pour rien.
En fait, pourtant, qu'un homme travaille 3 jours de la semaine pour lui-même sur son propre champ et 3 jours sur le domaine de son seigneur, ou bien qu'il travaille à la fabrique ou à l'atelier 6 heures par jour pour lui-même et 6 pour son patron, cela revient au même, bien que, dans ce dernier cas, les parties payées et non payées du travail soient inséparablement mélangées, et que la nature de toute cette opération soit complètement masquée par l'intervention du contrat et par la paye effectuée à la fin de la semaine. Dans un cas, le travail non payé paraît être donné volontairement et, dans l'autre, arraché par la contrainte. C'est là toute la différence. » (C'est nous qui mettons le passage en gras).
Karl Marx, Salaire, Prix et Profit (1865)